D’écluse en écluse

Morceau choisi

L’âge, faut-il le rappeler – mais il faut le rappeler, tant chacun vit avec indifférence l’âge de l’autre – , l’âge n’est que très partiellement un donné chronologique, un chapelet d’années ; il y a des classes, des cases d’âge : nous parcourons la vie d’écluse en écluse ; à certains points du parcours, il y a des seuils, des dénivellations, des secousses ; l’âge n’est pas progressif, il est mutatif : regarder son âge, si cet un âge est un certain âge, n’est donc pas une coquetterie qui doivent entraîner des protestations bienveillantes ; c’est plutôt une tâche active : quelles sont les forces réelles que mon âge implique il veut mobiliser ? Telle est la question, surgie récemment, qui, me semble-t-il, a fait du moment présent le « milieu du chemin de ma vie *»

Pourquoi aujourd’hui ?

Il arrive un temps (c’est là un problème de conscience) où « les jours sont comptés » : commence un compte rendu d’un compte à rebours flou et cependant irréversible. On se savait mortel (tout le monde vous l’a dit, dès que vous avez eu des oreilles pour entendre) ; tout d’un coup on se sent mortel (ce n’est pas un sentiment naturel ; le naturel, c’est de se croire immortel ; d’où tant d’accidents par imprudence). Cette évidence, dès lors qu’elle est vécue, amène un bouleversement du paysage : il me faut, impérieusement, loger mon travail dans une case aux contours incertains, mais dont je sais (conscience nouvelle) qu’ils sont finis : la dernière case. Ou plutôt, parce que la case est dessinée, parce qu’il n’y a plus de « hors case », le travail que je vais y loger prend une sorte de solennité. Comme Proust malade, menacé par la mort (ou le croyant), nous retrouvons le mot de saint Jean cité, approximativement, dans le Contre Sainte-Beuve : « Travaillez pendant que vous avez encore la lumière. »

*  En référence au premier vers de La Divine Comédie de Dante : « Nel mezzo del cammin di nostra vita »

 
Roland Barthes
Proust – mélanges -Edition du Seuil

17 réflexions sur « D’écluse en écluse »

  1. La peur de l’inconnue, affecte, ceux qui la renie. Pour qu’une écluse fonctionne il faut utilisé l’énergie du véhicule qui y passe ce n’est qu’à ce moment qu’elle peut s’ouvrir. Voilà pour la mécanique.
    Pour les stupides accidents, on peut improviser. Dès que nous prenons la peur pour un parasite de manière systématique, on nie notre propre existence. L’énergie impliqué pour résoudre cette peur est détourné au profit de la négation. Le parasitaire a cependant besoin du parasité qui est sa subsistance, mais l’inconscience de la résolution de la peur nous confond au parasité.
    Un example plus concret serait le Toxoplasma gondii qui vit dans l’intestin des chats et qui éventuellement infecte les souris, la souris infectée n’as plus peur de ce prédateur et devient attirée par l’urine félin et se fait prendre plus facilement.
    Prendre la peur au sérieux est une histoire de compétence et de là à faire des cases est assez hasardeux. En fait c’est que penser tout savoir et ensuite caser la peur est aussi la nier. En fait l’écluse est un ascenseur lorsqu’on y pense. L’accident serait l’écluse en défaillance et on trouve idiot de finir comme ça. De là toute la métaphore avec la peur de l’inconnue. Barthes a tout de même du sens!

  2. @Edgard : je partage ton point de vue en ce qui concerne l’entreprise de déconstruction de notre culture : cela me semble flagrant pour Barthès. Il est deux fois critiquables : par son œuvre de déconstruction d’une part, et, d’autre part, parce qu’il est incapable de proposer autre chose de constructif.

  3. @Lorenzo Je ne veux ni polémiquer ni surtout choquer. Mais ma conviction profonde est que l’on ne peut raisonnablement être de gauche en France si l’on est intelligent et rigoureux. Et pour moi de là tout découle : l’admiration suscitée par des Barthes, Derrida Foucault et autres me faire douter de l’intelligence ou simplement de l’honnêteté intellectuelle – et donc la rigueur d’esprit – de leurs thuriféraires.
    Je vois dans l’esprit de mai 1968 largement inspiré par ces soi-disant intellectuels la cause principale du déclin de notre civilisation et surtout de la confusion mentale qui règne aujourd’hui. L’œuvre de déconstruction engagée par ces penseurs est de ce point de vue un succès total.

  4. @Edgard : “l’adhésion d’esprits intelligents et rigoureux à leurs théories” … on peut se poser la question …, dis-tu Edgard. Eh bien non, Edgard, la question ne se pose pas, et le problème est justement là ; il s’agit vraiment d’esprits intelligents et rigoureux, sauf dans ces deux domaines. Alors, pourquoi ?

  5. @Lorenzo : « l’adhésion d’esprits intelligents et rigoureux à leurs théories » … On peut se poser la question …

  6. @Edgard. Pas de chance pour Foucault, je me suis arrêté à Freud et Barthes ! Ces deux-là n’ont pas dit que des bêtises heureusement, mais ils en ont dit beaucoup. C’est leur droit et je le respecte. Ce qui me sidère, c’est l’adhésion d’esprits intelligents et rigoureux à leurs théories alors qu’elles sont strictement invérifiables. Le plus amusant c’est que Freud disait que la psychanalyse était une science mais refusait de lui appliquer les règles des sciences au prétexte que ce n’était pas possible ; autrement dit, l’irréfutable de Popper …. Finalement, croire à leurs théories, c’est comme croire en Dieu : ça peut aider mais ça n’existe pas.

  7. @Lorenzo Je n’ai qu’un mot à dire : merci ! Je me sens moins seul.
    On passe à Foucault maintenant ?

  8. Je n’ai pas d’avis définitif sur Barthes (et je n’en aurai probablement jamais, car je n’ai pas l’intention d’explorer son oeuvre davantage.)
    Comme beaucoup de ma génération, j’avais découvert Barthes indirectement, c’’est à dire par le pastiche qui en était fait : « Le Roland Barthes sans peine ». Plus parodie que pastiche, ce petit bouquin au format des Classiques Larousse était très drôle mais, avouons le, c’était une façon pour le moins perverse de découvrir un auteur. Je m’en étais donc fait une idée assez ridicule, et ça me suffisait pour ce que j’en avais à faire à cette époque, c’est à dire savoir vaguement de quoi il était question si la conversation venait à aborder le sujet. J’ajouterai qu’en plus c’était plutôt rare.
    Ensuite, tout récemment, on m’a offert ce livre dont j’ai extrait le morceau choisi auquel j’ai donné le titre D’écluse en écluse. C’est un livre qui réunit divers articles, conférences et notes que R.B. a écrit sur Proust, dont il était très amateur, et l’on comprend pourquoi à sa lecture. A part un chapitre pour moi incompréhensible, j’y ai trouvé beaucoup de remarques, analyses et impressions de Barthes sur Proust très intéressantes. C’est pourquoi j’ai publié ce texte. Il y en a d’autre, mais avec Barthes comme avec Proust, il ne faut pas abuser : ça pourrait lasser.
    A propos de la thèse de M.Pommmier, que je n’ai pas lu et ne lirai pas davantage pour les mêmes raisons que je ne lirai probablement plus de Barthes, mes études m’ont appris un truc (ou alors était-ce inné ?) : ce n’est pas parce qu’une chose est écrite qu’elle est vraie. Et ça vaut pour tout ce que j’écris moi-même. Et, pourquoi pas, pour ce qui est écrit ci-dessus.

  9. Le vrai problème n’est pas de savoir si ce sont des cases ou des écluses, le vrai problème c’est de savoir combien il en reste.

  10. Un des intérêts du blog, en plus d’apprécier chaque jour les talents de son Rédacteur en Chef, c’est de pouvoir discuter entre nous sans chichi …..!

  11. @Edgard, et uniquement Edgard
    Merci aux autres de ne surtout pas lire ce texte qui, j’insiste, n’est pas de moi, quand même ….

    « Le cas de Roland Barthes est tout à fait extraordinaire. Il l’est d’abord par le nombre et l’énormité des sottises péremptoires qu’il a proférées. Il l’est aussi et peut-être plus encore, par l’incroyable engouement que ces sottises ont suscité. Jamais sans doute un imbécile n’avait été autant célébré, un minable autant admiré, une nullité autant portée aux nues. Le centième anniversaire de sa naissance en 2015 a notamment donné lieu à un véritable déluge d’hommages : vingt-deux colloques (dont dix internationaux), des journées d’étude, des tables rondes, des séminaires, des lectures, des expositions, de très nombreuses émissions de radio principalement sur France Culture et quantité de publications hagiographiques. René Pommier, après avoir étrillé, vigoureusement mais en passant, Roland Barthes dans son Assez décodé ! avait consacré sa thèse de doctorat d’État à une réfutation systématique du Sur Racine, qui pouvait être considéré, disait-il, comme « un sommet de la sottise humaine ». Avec ce nouveau livre, il a entrepris de démontrer qu’au-delà du Sur Racine, on pouvait porter le même jugement sur l’ensemble des écrits de Roland Barthes. Certes, René Pommier n’a pu prendre en compte la totalité de son oeuvre, mais il a choisi d’étudier des textes suffisamment nombreux et variés pour permettre au lecteur de se faire une idée de l’effarante somme de sottises qu’elle représente. Pourtant, en dépit de tous les qualificatifs fort peu flatteurs que René Pommier a décernés à leur idole, les barthésiens, s’ils sont de bonne foi, devraient accueillir très favorablement son livre. Il a, en effet, su montrer que Roland Barthes, même si, à cause sans doute d’un excès de modestie, il ne semble pas s’en être rendu compte, avait le plus souvent parfaitement réussi à atteindre le noble idéal qu’il s’était fixé : l’absence totale de sens »

  12. Les écluses, pas plus que les escaliers, ne servent pas qu’à descendre mais, pour l’instant, la montée n’est pas une période qui me concerne.
    Quand j’apprécie la métaphore des écluses ou quand j’utilise celle des escaliers, c’est par opposition à l’image de la pente descendante plus ou moins douce qui est le cliché habituel de la vieillesse. On ne vieillit pas doucement, mais par paliers. Pour moi, c’est cela que les métaphores discutées expriment.
    La case de l’oncle Barthes ajoute un cadre flou mais fini (au sens mathématique du terme) et donc définitif : il n’y aura pas de hors case.
    Je trouve pleine d’humour la citation de Saint Jean dont j’avais oublié qu’elle était citée dans Contre Saint-Beuve :
    « Travaillez pendant que vous avez encore la lumière. »
    Allez ! Au boulot !

  13. Pas la peine d’être Romand Barthes pour constater que la vie est une succession d’écluses, comme il dit, de marches d’escalier, comme dit Philippe (auquel je rappellerai que les escaliers ne servent pas qu’à descendre) ou de paliers, comme disait mon garagiste en réparant ma boîte de vitesses.
    Plus intéressante est la notion de case, en référence explicite à la BD. Mais il faudrait approfondir : l’enfance ignore les cadres ; l’adolescence tente d’empêcher qu’on ne lui en dessine ; l’âge mûr s’y abandonne (il a même créé les « cadres supérieurs ») ; la vieillesse s’efforce de les penser et la sénilité les oublie majestueusement.

  14. A la parution de ce morceau choisi, on s’est plaint dans le lectorat d’une ambiance particulièrement morose dans le JdC en cette période de fête.
    A cela je répondrai premièrement que dans la liste des textes publiés depuis début décembre je n’en vois guère qui soit particulièrement triste :

    mardi 1 décembre 2020 Le Mécanisme d’Anticythère 8-2
    mercredi 2 décembre 2020 Ritorno al passato, ancora
    jeudi 3 décembre 2020 Proust l’avait déjà noté
    vendredi 4 décembre 2020 Le Mécanisme d’Anticythère 9
    samedi 5 décembre 2020 Paris à nous deux 6-1
    dimanche 6 décembre 2020 Proust au Ritz
    lundi 7 décembre 2020 Le Mécanisme d’Anticythère 10-1
    mercredi 9 décembre 2020 Proust au Ritz
    jeudi 10 décembre 2020 Le Mécanisme d’Anticythère 10-2
    vendredi 11 décembre 2020 Raïmé le petit indien
    dimanche 13 décembre 2020 Le Mécanisme d’Anticythère 10-3
    mardi 15 décembre 2020 Croquis de mémoire, Jean Cau
    mercredi 16 décembre 2020 Le Mécanisme d’Anticythère 11-1
    samedi 19 décembre 2020 Le Mécanisme d’Anticythère 11-2
    dimanche 20 décembre 2020 Rue des Martyrs
    mardi 22 décembre 2020 Le Mécanisme d’Anticythère 11-3
    vendredi 25 décembre 2020 Le Mécanisme d’Anticythère 12-1
    samedi 26 décembre 2020 Réplique
    dimanche 27 décembre 2020 D’écluse en écluse

    …à moins que l’on ne considère que la mort de Timothy Grantham ne soit un évènement particulièrement affligeant. (Il faut se dire que dans les romans ce sont des choses qui arrivent.)
    Deuxièmement, je dirai que, de toute façon on n’est pas là pour rigoler tous les jours. Rien de plus agaçant que la rigolade permanente et l’ironie perpétuelle perpétrée jadis par Canal + que France Inter et autres media mainstream ont rejoint avec joie et facilité.
    Enfin, troisièmement, je trouve moi que cette citation de Barthes est frappée au coin du bon sens, et que sa métaphore des écluses est particulièrement bien venue (j’utilise moi-même depuis longtemps celle d’une descente d’escaliers aux marches inégales — mais, j’y pense, comment filer la métaphore avec l’ascenseur ? )
    En ce qui concerne l’image du milieu du chemin de la vie, qui n’est pas de Barthes, comme il l’avoue lui-même, elle me parait satisfaisante dans la mesure où elle ne veut pas représenter le milieu arithmétique de la vie mais la limite entre l’avant et l’après.

  15. Au début, je pensais que d’Ecluse en écluse était le journal d’un pochtron…
    A la fin, je suis convaincu qu’il avait une case en moins …

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