Le mécanisme d’Anticythère – Chapitre 4

Chapitre 4 – Lucius Mummius
Septembre 146 avant JC

Sthennis de Corinthe erre dans la montagne. Lui, le principal forgeron et seul fondeur de la cité, propriétaire de l’une des plus belles maisons de la ville, descendant direct du grand sculpteur Sthennis d’Olynthe, petit-fils du créateur de l’atelier de Corinthe et ami d’Archimède, lui Sthennis le jeune, l’artisan aux mille inventions, il doit fuir dans la montagne.

Depuis quelques semaines, le bruit courait que les légions de Mummius se dirigeaient vers Corinthe.  Certains disaient que la ville allait être détruite, que les hommes seraient massacrés et les femmes et les enfants emmenés en esclavage. Mais lui, Sthennis, il n’y croyait pas. Il en était même venu à se disputer avec sa femme qui se lamentait en se tordant les mains d’angoisse et qui voulait partir. Il n’était pas question pour lui de tout abandonner à la moindre alerte. D’ailleurs, il était certain que, lorsque les armées romaines se présenteraient devant la ville, un compromis serait nécessairement trouvé et une rançon payée pour éviter la bataille.

Mais quand son cousin Mynias, le marin de Pyrgos, était revenu de Malte, il lui avait appris ce qu’il était advenu de Carthage : trois mois auparavant, après trois ans de siège, les quatre-vingt mille hommes de Scipion avaient pris la ville. Dix jours de combats de rue acharnés avaient fait plusieurs dizaines de milliers de morts parmi les défenseurs ; la ville avait brulé pendant six jours, ensevelissant les habitants sous les décombres ; plus de cinquante mille Carthaginois, principalement des femmes et des enfants avaient été réduits en esclavage et ce qui restait de la ville avait été arasé à la charrue. Alors Sthennis avait décidé de quitter Corinthe immédiatement. Dans la nuit, sans rien dire à ses voisins de ce qu’il venait d’apprendre, il avait préparé à la hâte sa petite caravane et quitté la ville à l’aurore. Dans l’urgence et la précipitation, il n’avait pu emporter que quelques vêtements, des couvertures et de la nourriture pour deux jours, sans oublier tous les bijoux et tout l’argent qu’il avait pu trouver dans la maison et qu’il avait rassemblés dans plusieurs coffres de bois accrochés aux flancs de l’une de ses mules. Mais il avait dû laisser tout le reste derrière lui, les meubles et les statues qui ornaient sa maison, les inventions qui illustraient sa carrière, et l’incroyable objet que le père de son père avait reçu un jour d’un marin maltais, qui le tenait d’un pêcheur, qui lui-même l’avait reçu de ce légendaire mathématicien, Archimède de Syracuse. Le père de Sthennis lui avait fait jurer de tout faire pour conserver cette machine et surtout pour l’empêcher de tomber aux mains des romains. Mais entre un coffre d’argent supplémentaire et la machine d’Archimède, Sthennis avait choisi l’argent.

Fatigué, Sthennis s’est assis lourdement sur une souche. Il regarde le soleil qui se couche derrière la prochaine montagne. Il a perdu le compte exact des jours, mais il pense que ça doit bien faire plus d’une semaine qu’il avance lentement vers le Sud-Ouest avec sa petite troupe. La nuit va bientôt tomber et ils n’ont toujours pas trouvé d’abri pour y dormir. Sthennis se lève péniblement et commence à donner des ordres à ses serviteurs pour qu’ils établissent encore une fois un camp de fortune.

Pendant ce temps, Lucius Mummius regarde brûler Corinthe avec satisfaction. Lorsqu’il y a trois jours il a lancé l’attaque, il ne pensait pas qu’il serait aussi facile d’anéantir les défenses de cette ville de près de cent mille habitants. Dans la bataille, il n’a perdu que douze centurions et cinq cent cinquante-deux légionnaires. Du côté de l’ennemi, les pertes ont été également raisonnables : quatre ou cinq mille morts seulement. Lucius Mummius sait qu’à côté de Scipion, il n’est qu’un piètre général, mais, bien racontée, cette bataille fera pendant à celle que son ennemi personnel vient de remporter sur Carthage.

Pourtant, la facilité même de la victoire a posé un problème inattendu au consul de Rome : il y avait bien trop de survivants. Encore heureux qu’une partie des habitants, plus pessimistes ou mieux informés, ait fui la ville avant l’arrivée des légions. Cependant, malgré cet exode, les officiers de Mummius lui remettaient des rapports inquiétants : la quantité de prisonniers qu’ils avaient faits était bien trop importante pour qu’ils puissent les nourrir ou même seulement les garder. Bien sûr, il y avait toujours la solution d’un massacre de grande envergure, et dans une situation semblable, Scipion ne s’en était pas privé. Pourtant, Mummius ne l’avait envisagée qu’un instant : il n’était pas du tout certain que le Sénat approuve que l’on traite Corinthe, encore considérée par le Sénat comme la lumière de la Grèce, comme on venait de traiter Carthage, ennemie de toujours de Rome. Il prit donc la décision d’ouvrir les portes du plus grand des trois camps qui avaient été établis au bord de la rivière et d’en chasser les prisonniers pour qu’ils se dispersent dans la campagne et aillent se faire pendre ailleurs. Les réserves de la ville et les bateaux qui arriveraient bientôt d’Égypte et de Cyrénaïque devraient permettre de subvenir aux besoins de son armée et des quarante ou cinquante mille Corinthiens qui restaient encore prisonniers.

Pour améliorer encore les choses, dans les prochains jours, devaient arriver de toutes les provinces romaines les marchands d’esclaves accrédités par les gouverneurs. Ils auraient le droit de sélectionner un cinquième de la population prisonnière et cela ferait autant de bouches en moins à nourrir.

Ainsi tranquillisé, Mummius avait pu organiser avec précision le pillage de la ville. Ses principaux trésors furent rassemblés sur l’Acrocorinthe devant le temple d’Apollon. C’est là que Mummius et ses officiers généraux devaient faire leur choix avant de définir les parts qui reviendraient à Rome et aux soldats.

Si le consul de Rome n’était qu’un assez piètre général, il était également d’une ignorance grossière en matière d’art. En revanche, c’était un fin politique. Dans l’amoncellement de tableaux, de sculptures et de vases des plus grands artistes grecs des cinq siècles passés, il ne voyait qu’un tas d’objets peu pratiques et encombrants, mais il savait que d’autres que lui leur attribuaient une grande valeur. Pour soigner sa popularité, il décida de disperser ce bric-à-brac vers une vingtaine de cités et de provinces sous protectorat romain dont les votes lui seraient bien utiles lors du renouvellement de son mandat de consul. Il enverrait les bijoux et les pièces d’or à Rome et ne garderait pour lui et ses hommes que le produit de la vente des esclaves. Cette répartition du butin souleva l’enthousiasme des militaires.

C’est ainsi qu’Attale II, roi de Pergame, reçut de Mummius une douzaine de splendides statues grecques de la période classique, cinquante-deux tablettes peintes, dix-huit vases en céramique décorée, et une sorte d’astrolabe. Les statues furent réparties entre les jardins du roi et les places de la ville. Toutes les tablettes et tous les vases rejoignirent le palais.

Quant à l’étrange mécanisme, il fut remis à l’intendant de la gigantesque bibliothèque de Pergame qui le fit soigneusement inventorier, emballer et ranger dans la section des curiosités. Il devait y rester soixante-dix ans.

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