RENDEZ-VOUS À CINQ HEURES (23)

RENDEZ-VOUS À CINQ HEURES (23)

7/06/2020

Cadavres exquis

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Ils découvrirent les cadavres dans une tranchée, à l’extrême limite nord du quartier dépendant du commissariat. La compagnie du téléphone avait éventré la chaussée, la veille en début de matinée, afin de réparer des câbles souterrains. Les ouvriers avaient terminé leur travail à la tombée de la nuit, alors que la température était tombée en dessous de zéro. Ils avaient provisoirement recouvert le trou de planches et l’avaient encerclée de barrières équipées de feux clignotants afin de tenir les voitures à distance de la longue et étroite tranchée. Quelqu’un avait

arraché les planches et jeté les six corps dans le trou. Deux flics qui patrouillaient aux environs des quais à bord de leur voiture-radio repérèrent la brèche dans le revêtement de planches et braquèrent leurs torches électriques dans la tranchée. C’était un 6 janvier, à trois heures du matin. À trois heures dix, les inspecteurs Al Corbaccio et Bertram Winter étaient sur les lieux.
Un enchevêtrement de câbles électriques et téléphoniques tapissait le fond du fossé où l’eau s’était infiltrée, se mélangeant à la terre fraichement retournée pour former une fondrière qui avait gelé à la tombée de la nuit, si bien que les câbles semblaient gainés de plastique brunâtre. Les six corps gisaient pêle-mêle sur la croute de glace boueuse. La glace avait pris une autre teinte. Celle du sang. Les corps étaient nus. Leur nudité faisait paraitre la nuit plus froide encore qu’elle n’était. Corbaccio, qui portait un blouson de cuir doublé de mouton, des gants de laine marron et un serre-tête, baissait les yeux vers le fond du fossé. Winter balayait les cadavres du faisceau de sa torche électrique. À trois mètres d’eux, les gyrophares des deux voitures-radio clignotaient dans la nuit. À présent que les inspecteurs étaient arrivés, les flics avaient regagné leurs voitures pour être au chaud.

 

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Edgard

La nuit de ce 3 janvier était moite. L’été tropical était chaud et humide. A 5 heures du matin, il faisait déjà 34°. L’inspecteur Flavio Migliaccio et son équipier l’inspecteur Wellington da Silva Santos de la section des homicides de la police criminelle arrivèrent avec peine au sommet du Morro Careca, tout en haut de la favela de Matosinho. Un sergent du 3ème bataillon de police militaire les attendait et leur désigna d’un geste las le charnier. Six corps gisaient en contrebas, éclairés par la lumière incertaine d’un lampadaire dont la présence inattendue était la marque dérisoire et symbolique de l’intérêt de la municipalité pour ce lieu oublié de tous. La police militaire avait été alertée par un jeune collègue de l’unité de police affectée à la pacification de la favela qui avait entendu le claquement familier de rafales d’armes automatiques, des Kalashnikov probablement avait-il conclu. Migliaccio et son équipier s’approchèrent avec prudence du bord de la roche glissante qui surplombait le fossé où s’enchevêtraient les cadavres de trois hommes, deux femmes et un enfant. Les corps, nus, étaient criblés de balles. L’enfant ne devait pas avoir plus de sept ans. Les autres guère plus de vingt. L’enfant, deux des hommes et les deux femmes étaient métis. Le troisième homme était un blanc. Bien qu’habitué aux scènes d’extrême violence, l’inspecteur da Silva Santos ne put supporter la vision du petit corps déchiqueté et il détourna rapidement son regard. Aucun témoin ni même aucun badaud ne se trouvait sur les lieux. La population blasée de la favela avait appris à se tenir prudemment à l’écart des embrouilles et surtout à se taire.

Aux premières lueurs de l’aube arrivèrent les collègues de la police scientifique. Leur rituel commença immédiatement. Vêtus de blouses blanches, affublés de gants et de masques, ils balisèrent la scène du crime, photographièrent les corps, les alentours, cherchèrent et répertorièrent les indices et éléments de preuve, firent d’innombrables prélèvements, numérotés et placés avec précaution dans des sachets en plastique aussitôt scellés. Migliaccio et da Silva Santos s’éclipsèrent et rejoignirent le commissariat après avoir pris un indispensable cafézinho au bar du coin.

Le débriefing fut rapide. Pas de témoins, pas de papiers d’identité, impossible de savoir qui étaient les victimes ni pourquoi elles avaient été exécutées. Toutes les hypothèses étaient possibles : règlement de comptes entre trafiquants de drogue ou gangs rivaux, exécution sommaire par une milice armée de délinquants passés au travers des mailles de la justice, vengeance d’un mari trompé…Les deux policiers s’accordèrent sur la priorité d’une enquête qui s’annonçait manifestement difficile : identifier les victimes. Pour cela, ils ne pouvaient compter que sur le hasard ou sur la chance. Avec un peu de chance en effet, l’une ou l’autre des victimes aurait eu déjà affaire à la police et pourrait être identifiée par ses empreintes digitales. Sinon, il faudrait publier les photos dans la presse. Exercice délicat vu l’état des cadavres qui demanderait un effort particulier au maquilleur de l’identité judiciaire habituellement chargé de redonner un semblant de vie aux regards éteints des morts. Et puis, il faudrait encore espérer qu’un témoin se manifeste.

Migliaccio et da Silva Santos en étaient là de leurs réflexions quand le commissaire João Marechal Grana, matinal comme à son habitude, entra dans le bureau.

« Salue le chef », intima Migliaccio à son équipier en lui donnant un coup de coude dans les côtes.

*

Malgré tout le charme exotique et la couleur locale du chapitre rédigé par Edgard, force est de constater que s’il a respecté la longueur requise, il a, avec entrain et sur un rythme de Batucada, foulé au pied la lettre et l’esprit des règles qui doivent présider à la conception des textes de ce Cadavre au gout nouveau. Dois-je le rappeler, l’essentiel de ces règles était :
— se situer dans la continuité de celui de l’auteur précédent
prendre telle quelle la situation laissée par l’auteur précédent, et laisser à l’auteur suivant une nouvelle situation tout aussi compliquée, sinon plus.
Pour permettre au jeu de continuer dans des conditions optimales, et en vertu des pouvoirs discrétionnaires que je viens de me voter, je me permets d’ajouter le codicille suivant au chapitre brésilien qui précède. Cet addendum, tout en respectant les unités de temps, de lieu et d’action du texte d’Edgard, tente de le ramener vers l’histoire première sur des rails réglementaires. La tâche n’était pas si facile et j’ai du pour cela enfreindre la règle de la longueur maximum. Mais cela ne devrait plus se reproduire. N’est-ce pas ? 

*

Wellington qui était arrivé la veille dans le service ne connaissait pas encore le caractère facétieux de son coéquipier. Il se redressa donc aussitôt dans un garde à vous qu’il aurait voulu réglementaire en tentant de faire sonner l’un contre l’autre ses deux talons, comme il venait de l’apprendre à l’Académie de Police. Hélas, il ne parvint pas à accomplir ce qui alors eut été un exploit, car il portait des espadrilles. C’est pourquoi, au lieu de compléter son salut par le port de sa main droite en visière à la hauteur de son képi en glapissant : « Inspecteur da Silva Santos, au rapport, chef ! », il ne put prononcer que Oumpff ! en se baissant pour frotter la région subitement douloureuse de ses malléoles internes.

— Ça va, Da Silva, inutile de vous prosterner, dit le commissaire, se méprenant sur le sens de la position courbée de son subordonné. Dites-moi plutôt s’il s’est passé quelque chose d’intéressant la nuit dernière.

Migliaccio, très satisfait du succès de sa première blague de la journée, réprima un dernier soubresaut de rigolade et, après avoir essuyé quelques larmes de joie au coin de ses yeux, il put enfin répondre à son chef vénéré :

— Rien d’intéressant, Chef ! Six cadavres sur le Morro Careca… La routine…

— Seulement six ? s’étonna le Commissaire. En toute une nuit ? On dirait bien que ça se calme par là-haut, pas vrai ?

Entre le pouce et l’index, Marechal Grana lissait le bord de la visière en carton plastifié du képi réglementaire de son bel uniforme. C’était chez lui le signe indubitable d’une profonde concentration.

— Da Silva, voulez-vous cesser de vous gratter les chevilles ! cria-t-il en jetant par terre son couvre-chef pour le piétiner avec fureur. C’est agaçant, à la fin ! Comment voulez-vous que je trouve le coupable dans ces conditions ?

— Inutile, Chef. C’est fait, on l’a arrêté, lui répondit Migliaccio. Il s’était perdu dans la favela et il a demandé  à un policier qui passait s’il connaissait un bon hôtel pas trop loin, parce qu’il était vraiment crevé. Comme le type avait une Kalashnikov à la main et que sa chemise était couverte de sang, le flic a trouvé ça étrange. Alors, il l’a envoyé à l’antenne de police de Matosinho en lui disant que c’était un Sofitel. Il y est encore.

— Vous l’avez identifié ?

Négligemment, un sourire suffisant sous sa fine moustache, Migliaccio sortit de sa poche un petit fascicule bleu marine et le tendit à son chef.

— Quand le suspect est arrivé au guichet, le flic de service lui a demandé ses papiers. Alors, le gars qui se croyait à l’hôtel lui a remis ça.

Avec ses blagues continuelles, sa petite moustache et sa façon de faire le malin en épluchant les bananes, Migliaccio avait le don d’agacer le commissaire. Mais Marechal Grana prit le passeport et sur lui pour n’en rien montrer.

— Mais c’est un passeport américain ! explosa le commissaire. Qu’est-ce qui vous a pris d’arrêter un américain ? J’espère que vous ne l’avez pas tabassé !

— Ben, un peu quand même, Chef, mais juste ce qu’il faut, hein, pas plus !

— Mais ça va pas, la tête ! Combien de fois vous a-t-on dit qu’en cas d’arrestation d’un américain, il faut le mettre illico dans un avion pour son pays ? Je ne veux pas d’histoire avec le Ministre des Affaires Étrangères, moi ! Je prends ma retraite dans six mois, moi ! Allez Zou ! Allez me faire des excuses à l’Amerloque à la kalasch, et foutez moi tout ça dans un avion pour n’importe où chez l’oncle Sam. Rompez !

Migliaccio, qui portait les Berluti surélevées réglementaires, claqua bruyamment des talons et fit demi-tour après un impeccable salut, tandis que Da Silva effectuait la même manœuvre, suivie d’un deuxième Oumpff ! car il portait toujours ses espadrilles. Ils réussirent à éviter les deux volumes de l’annuaire des téléphones inversé que leur chef venait de leur lancer à la tête pour foncer, sirènes hurlantes, vers le Sofitel de Matosinho.

Et c’est ainsi, que l’assassin six fois meurtrier se retrouva le 4 janvier au soir dans le hall d’arrivée de l’aéroport de l’une des plus grandes villes des États Unis, cette même ville où deux jours plus tard, deux inspecteurs du commissariat du Quartier Nord allaient se retrouver à leur tour avec six cadavres sur les bras.

*

Mais l’américain relâché était-il vraiment l’assassin de Matosinho ? Et si c’était vraiment lui, est-il aussi celui de la tranchée du téléphone ? Et si c’est bien lui, aurions-nous affaire à un Serial Killer ? Douze meurtres, est-ce assez pour constituer une série ? Ou alors est-ce que par hasard les cadavres du 3 janvier seraient les mêmes que ceux du 6 janvier ? Et quand est-ce que ça va s’arrêter, tout ça ? Et que fait la Police ?

Vous le saurez peut-être en lisant le chapitre de Lorenzo qui ne saurait tarder. 

 

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