Rue des martyrs

RUE DES MARTYRS

ou

FAIRE DU VÉLO AVEC UN BON COPAIN LE DIMANCHE MATIN

EN PLEIN HIVER

ET AUTRES PLAISIRS MAJUSCULES

Le souvenir du réveil difficile par un dimanche lugubre de février est déjà loin. Le bol de café vite avalé en grelottant dans la cuisine pendant que madame et les enfants rêvent au fond de leurs lits, l’habillage fastidieux avec ces multiples couches de vêtements qui vous font ressembler plus à une poupée russe qu’à un champion du monde sur piste, la paire de gants indispensables à la survie qui demeure introuvable, le bonnet grotesque que vous a imposé votre épouse faute d’en trouver un plus adapté, le vélo grinçant que vous poussez délicatement dans l’entrée de l’immeuble pour ne pas réveiller les gens normaux, la gifle de la bise qui vous arrache vos dernières illusions, tout cela n’est rien en comparaison de ce qui vous attend ce matin-là où vous avez relevé le défi, vous allez faire du vélo avec un bon copain. Vous vous demandez d’ailleurs en escaladant votre engin quelle est la définition exacte d’un bon copain. Il vous faudra trouver une réponse à cette question cruciale avant de prendre tout nouvel engagement susceptible de grever vos rares moments de repos. Vous n’imaginiez pas non plus que le dimanche le thermomètre affichait cinq degrés de moins que les autres jours de la semaine. De toute façon, il est trop tard : la goutte qui vient de se former au bout de votre nez laisse augurer une bonne crève pour votre première sortie. Et puis vous allez vous y faire à cette petite goutte qui se reforme sans cesse et qui ne va plus vous quitter de la matinée, parce qu’il y a pire …. et ce que vous croyez alors être le pire, c’est cette sensation bizarre que vous ressentez d’abord au bout des orteils et qui va bientôt gagner tout votre avant-pied à tel point que vous vous demandez si vous avez encore des pieds. Et pourtant, à votre grand étonnement, vous réussissez toujours à pédaler. S’il n’y avait que cela, vous l’accepteriez, mais il y a aussi cette brûlure, agréable au début vu la température ambiante, qui vous envahit la poitrine et ne cesse d’augmenter surtout dans les montées. Quelle bonne idée d’avoir arrêté de fumer en 1988 sinon vous n’auriez pas pu faire du vélo avec un bon copain à votre âge ! Au fait, c’est vrai, votre âge ? Cinquante ans tout ronds. Est-ce bien raisonnable de faire ce genre de sport à cet âge avancé ? Pragmatique, vous interrompez votre judicieuse quoiqu’un peu tardive réflexion pour grappiller ça et là un peu d’oxygène devenu rare à l’altitude pourtant modeste de la montagne Sainte Geneviève qui, soi-dit en passant, n’a pas volé son nom. Par chance, la rue est large, très large, ce qui vous permet de zigzaguer d’un trottoir à l’autre pour réduire la pente invraisemblable de cette ascension vertigineuse. Vous vous demandez alors s’il existe des cartes de niveaux de Paris, style cartes d’état major, de façon à éviter à l’avenir ce genre d’imprudence. Hélas, on ne peut plus parler d’imprudence mais de véritable inconscience quand votre bon copain vous annonce la suite du programme. Après les hors d’œuvre, les choses sérieuses vont commencer : d’abord la rue des Martyrs, puis la Butte Montmartre, rien que ça ! L’hypothèse d’une blague dont votre bon copain est coutumier vous effleure un instant. Mais non, sur son visage impassible de kamikaze qui n’a plus rien à perdre, vous ne décelez pas l’ombre d’un sourire complice et vous réalisez avec effroi qu’en plus, sauf si vous êtes en train de faire un cauchemar, vous allez même le suivre puisque vous avez décidé de faire du vélo avec votre bon copain. Il est neuf heures quand apparaît le panneau fatidique rouge sang : « Rue des Martyrs ». Certes, vous avez manqué la messe du matin mais c’était pour un motif tout de même louable : faire du vélo avec votre bon copain. De là à finir martyr, en voilà un châtiment bien disproportionné ! Et il vous est impossible de faire demi-tour, la rue des Martyrs étant logiquement à sens unique. Beaucoup plus entraîné qu’il ne veut bien le dire, votre tortionnaire est loin devant vous : il a déjà gagné la rue de Paradis.

Lorenzo dell’Acqua

 

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