Journal de Campagne (52)

Journal de Campagne (52)
Mercredi 6 mai 2020 – 16h47

Vous vous souvenez de Roger A. ? Le propriétaire de la ferme de Montapeine ? Sur la route de Pertibout ? Enfin ! Faites un effort ! Roger A. ? Le propriétaire des veaux sauteurs ? (À propos, dans les brillants calembours que m’a valu cette histoire, personne n’a parlé de sauté de veau ! Étonnant, non ?) Ah, ça y est, ça vous revient ! Eh bien, Roger A., qui ne s’est d’ailleurs jamais appelé comme ça, et dont la ferme n’est pas à Montapeine, qui n’est d’ailleurs pas sur la route de Pertibout, eh bien Roger, je l’ai rencontré souvent à la suite de cette « première rencontre ». Bien sûr, les rencontres suivantes n’ont jamais atteint sa densité, mais j’ai parfois appris des trucs de sa part.

Je me souviens d’une fois, c’était peu de temps, un an ou deux, après l’épisode des  veaux, je marchais sur un de mes chemins préférés, et mon chien, ce devait être encore Ena, folâtrait devant moi. Je tombai sur Roger A. Il était occupé à réparer une clôture de barbelés. Nous nous saluâmes selon les usages. Je remarquai sa cotte de travail, la même que celle qu’il portait le jour de notre première rencontre. Elle était verte et au-dessus de la pochette gauche de poitrine on pouvait lire brodé en jaune : Morillon Corvol.

Je dis finement à Roger  : « Tiens, vous avez une tenue de chez Morillon Corvol. »

Il me répondit platement : « Oui, je travaille chez Morillon Corvol »

Je m’étonnai dubitativement : « Vous travaillez chez Morillon Corvol ? Je croyais que vous exploitiez la ferme de Montapeine. »

Il affirma simplement : « J’exploite la ferme ET je travaille chez Morillon Corvol »

Obstinément, je demandai  : « Et où ça, chez Morillon Corvol ? »

Il précisa franchement : « À la sablière de Saint-Jean les Deux Jumeaux »

Tout joyeusement, je m’exclamai  : « Alors ça ! C’est drôle, parce qu’il y a trois ou quatre mois, j’y suis allé à la sablière Morillon Corvol de Saint-Jean les Deux Jumeaux »

Il s’enquit innocemment : « Tiens donc ! Et pourquoi ça ? »

Je rétorquai immédiatement : « Il y a un crible qui avait brulé. J’ai fait l’expertise pour les assureurs. »

Il répliqua vaguement : « Ah ! C’était vous !»

C’est très très ennuyeux cette histoire ! Et puis c’est sans intérêt ! C’est sans doute cela que l’on appelle du remplissage, du tirage à la ligne. Et ce style, vous avez vu ce style ? C’est horripilant ! Ces dialogues, et cette obsession de ne pas faire de répétition ! Lamentable ! Et ce besoin constant de préciser les actions avec des adverbes… c’est d’un pénible, mais d’un pénible ! Non, non, ça ne va pas du tout !

Je ne savais pas trop comment prendre son « Ah ! C’était vous !» Était-ce un respectueux « Ah ! C’était vous, Monsieur l’Expert, qui êtes venu pour procéder à l’expertise du crible » ou bien était-ce un moqueur « Ah ! C’était vous, l’imbécile qui n’a pas vu que la machine était totalement périmée avant même de bruler. » ou encore tout simplement un banal « Ah ! C’était vous ! C’est amusant, cette coïncidence.» En matière d’expertise, mes collaborateurs vous le diront, j’ai toujours tenté de suivre ces deux conseils ; le premier m’est venu de Shakespeare (je crois) quand il fit dire à l’un de ses personnages « Ces évènements nous dépassent ; feignons d’en être l’organisateur ! » ; le second, dont l’auteur est inconnu ou alors c’est moi : « Ne pose jamais de question dont tu ne connaitrais pas la réponse ». Je décidai de suivre ce deuxième conseil et me contentai de répondre à son « Ah ! C’était vous ! » par un « Oui, c’était moi !» qui ne demandait rien à personne. Roger et moi, nous discutâmes brièvement de l’incendie du crible, et par extension, de mon métier. Et nous revînmes bien vite aux travaux des champs. Je lui dis avec une petite nuance d’admiration que ça devait faire quand même beaucoup de travail que mener une ferme et être en même temps chef de sablière chez Morillon Corvol.

Alors, Roger me répondit en souriant : « Pensez-vous ! L’agriculture, c’est du boulot, c’est sûr ! Mais faut rien exagérer quand même ! Quand un paysan a passé quelques centaines d’heures sur son tracteur et quelques autres centaines à soigner ses bêtes, il lui reste largement assez de temps pour faire autre chose. Moi, je fais chef de sablière chez Morillon Corvol. »

Prononcée sur ce chemin herbu, dans le calme de cette campagne et la sérénité de cette conversation, la déclaration spontanée de Roger A. présentait tous les aspects de la sincérité. Mais elle était tellement opposée à ce qu’on a l’habitude d’entendre que j’ai eu du mal à l’accepter. Sur le moment, je me suis demandé si, par hasard, le fermier de Montapeine n’était pas un peu en train de me faire marcher. Mais comme je ne connaissais pas la réponse, je ne lui ai pas posé la question.

 

6 réflexions sur « Journal de Campagne (52) »

  1. réponse à Lariégeoise :
    Le 12 mai 2020 à 8 heures du matin, monsieur Philippe C. sera hospitalisé en milieu spécialisé pour une cure de sommeil. Vous serez informée de sa date de sortie dans les premiers jours de septembre.
    Cordialement

  2. Puis-je me permettre de rajouter cette impression toute personnelle ?
    Lorenzo te cire les pompes mais Jim n’astique pas tes mocassins

    PS) merci à Philippe de ne pas me piquer ce remarquable calembour

  3. merci Jim
    Il y en au moins un qui suit et dont je salue l’honnêteté …
    Tu as raison, je suis bien l’auteur de ce calembour que Philippe C. s’est innocemment approprié on se sait comment ni pourquoi. Un trouble de la mémoire à son âge, c’est concevable, un acte manqué traduisant sa jalousie latente (comme me le confiait Sigmund), c’est possible aussi, un mensonge délibéré comme en sont coutumiers les grands artistes, c’est hélas ce que semble penser Lariégeoise qui a l’air de bien le connaître l’élégant voyou des beaux quartiers.

  4. Tu t’es méprise sur le sens que je mets derrière cet aphorisme dont je suis ravi d’apprendre que je suis l’auteur.
    Dans mon cas, et c’est le sens de mon conseil, ne poser comme questions que celles dont on connait la réponse ne vise pas à laisser l’assuré sinistré se dévoiler et éventuellement s’enferrer, mais à éviter de laisser paraitre sa propre ignorance, car on le sait bien, un expert doit tout connaître.

    Pour ce qui est du crible, c’est ça, en remplaçant le sable par des cailloux, sinon c’est un tamis.

    Enfin, le Journal du soir s’arrêtera-t-il avec le confinement ? Cela dépendra-t-il de la couleur des zones ? S’il te plait, toi non plus, ne pose pas de question dont je ne connais pas la réponse.

  5. A propos du chapitre précédent et des veaux sauteurs, le brillant calembour « sauté de veau » a bien été émis par Lorenzo si mes souvenirs sont exacts, à la suite duquel je n’ai pas osé me risquer à un piteux numéro de veau l’tige.

  6. Ne pose jamais de question dont tu ne connaîtrais pas la reponse, c est de toi;
    N ayant pas d index, je ne sais retrouver l occurence, mais tu l as déjà cité cet aphorisme
    d expert un peu tendancieux, laissant à la pauvre victime de sinistre le soin de se dévoiler.
    Mais je suis une souris curieuse et j espère bien avoir une reponse à cette question qui m obséde : qu est ce qu un crible?
    Un tamis à sable?
    En tout cas chef chez Morillon Corviol, ça vous pose un Roger, et moi j aurais demandé : que fait un chef chez Morillon Corviol?
    Autre question qui me taraude: que se passe t il le 11Mai date officielle du deconfinemnt?
    Le journal du soir s arrête?

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