Les Deux Magots (2/2)

(SUITE)

Il y a quelques minutes une très jeune femme, vingt ans au plus, s’est installée non loin de moi. Je la vois de côté. Chez elle, tout est mince, clair et net. Le profil est précis, la queue de cheval châtain est courte et bien serrée et de sobres boucles d’oreille fantaisie pendent à ses oreilles. Elle se tient bien droite sans s’appuyer au dossier de la banquette. Elle regarde autour d’elle, me voit à peine. Le garçon s’approche, mais elle dit qu’elle attend quelqu’un. Un peu plus tard, elle est rejointe par une autre femme, un peu plus âgée, moins de trente ans. Elle se lève pour embrasser la nouvelle arrivante sur les joues (trois fois : elle doit être du Massif Central). Celle-ci est le contraire de celle-là. Tout en elle est arrondi, flou, imprécis. Sa silhouette de pas-tout-à-fait-grosse s’est tassée sur la banquette à la gauche de son amie qu’à présent elle me cache. Ses cheveux bruns et frisés forment un nuage mousseux au-dessus de sa tête. Son jean marron clair comprime ses cuisses et son pullover en grosse laine noire poilue n’arrive pas à rejoindre la ceinture de son jean, laissant à découvert une bande de chair. Elle a commandé deux formules J-P.Sartre à 26 Euros. Les jus d’orange, les croissants, les tartines, les beurriers, les tasses, les cafetières et les théières ne tardent pas à encombrer la table. La plus jeune fouille dans son sac et en sort le Guide Hachette de Paris qu’elle pose entre deux tasses.
Elle s’appelle Françoise Maignan. Elle a 22 ans. Elle est la fille unique d’un couple de pharmaciens installés à Chauvigny, à une trentaine de kilomètres de Poitiers. Elle est étudiante en pharmacie. Elle vient d’arriver à Paris par le premier TGV et en sortant de la Gare Montparnasse, elle a suivi les instructions de son amie Annick : elle est passée le long de la tour et puis elle a pris la rue de Rennes tout droit avec le clocher de Saint Germain des Prés en ligne de mire. Avec ces indications, elle ne pouvait pas rater les Deux Magots.
Annick Cottard a 31 ans. Elle est chercheuse à Normale Sup dans le département des Sciences de l’Antiquité. Le grand studio dans lequel elle vit seule est situé tout en bas de la rue Mouffetard. C’est un peu bruyant le matin, mais ce n’est pas loin de la Rue d’Ulm, et elle ne paie pas de loyer : le studio appartient à la Ville de Paris qui l’a mis à sa disposition en échange d’une dizaine d’heures de travail par mois à la Direction de la Communication de l’Hôtel de Ville. Jusqu’à présent, Annick a connu une vie sentimentale chaotique et une vie sexuelle hésitante. Récemment, après une liaison idyllique de cinq semaines avec un chercheur du CNRS adepte de la théorie des cordes et de l’échangisme, elle a connu une période d’abstinence de 14 mois, à peine interrompue par quelques aventures furtives à l’issue de soirées universitaires. Cette période s’était achevée avec les dernières vacances de Noël quand elle avait rencontré Françoise dans un chalet de l’UCPA à Notre-Dame de Bellecombe. Toutes deux skieuses débutantes et, au fond, peu enclines à la pratique sportive, dès le deuxième jour Annick et Françoise avaient abandonné le cours de ski débutant pour se retrouver dans de longues balades dans les forets enneigées. C’est au cours d’un piquenique ensoleillé qu’elles s’étaient mutuellement découvertes, allongées sur un matelas de neige fraiche et d’anoraks Canada Goose. Avant qu’elles ne se séparent sur un quai de la Gare Lyon-Part-Dieu, Annick avait fait promettre à Françoise de venir passer quelques jours à Paris afin de lui faire découvrir les lieux historiques de la capitale. Elles commencent avec Jean-Paul Sartre aux Deux Magots.

Pendant que je réfléchissais à mes voisines, deux jeunes et élégantes asiatiques sont entrées, ravies de découvrir le décor. Elles ont commencé par parcourir le fond de la salle pour prendre des photos des murs, du plafond, des appliques, des bouquets et des tables, du livreur et du monte-charge surgi du sol, et peut-être même, à la sauvette, des rares clients. Elles sont jolies et se ressemblent comme des sœurs, mais ces gens-là ne se ressemblent-ils pas tous ? Elles doivent avoir vingt-cinq ou vingt-six ans, mais peut-on vraiment donner un âge à ces gens-là ? À dix heures du matin, elles sont maquillées, coiffées et habillées comme si elles se rendaient à un cocktail au Crillon. Un serveur à qui elles demandaient par signes où s’asseoir leur a désigné d’un geste large mais aimable l’ensemble de la salle. Elles ont pouffé et se sont assises, côte à côte sur la banquette, trop loin de moi pour que je puisse vraiment observer ce qu’elles font. Elles consultent la carte et la photographient. Elles rient continuellement en se cachant la bouche de leur main gantée. L’homme au complet gris est venu en personne prendre leur commande. Le choix semble difficile. Chaque question qu’elles posent est accompagnée d’un sourire à lèvres closes et chaque réponse du maitre d’hôtel est suivie de petits rires étouffés. Quelques minutes plus tard, leur table se couvre de denrées diverses. Vu d’ici, ce doit être deux formules Hemingway à 26 Euros mais, émergeant de son seau, emmitouflée dans la serviette qui lui entoure le col, j’aperçois une demie bouteille de champagne qui viendra agrémenter la note. Nouvelle séance de photographie : tout d’abord des natures mortes du petit-déjeuner, puis des selfies se tenant par le cou ou trempant leurs lèvres rouges dans le champagne. D’un seul coup, chacune se rencogne dans son bout de banquette et se concentre sur son iPhone.
Elles s’appellent Akiko Tanaka et Misaki Sato. Elles ont 29 et 30 ans. Elles sont mariées. Elles ont chacune un enfant, un garçon de trois ans pour Akiko et une fille de quatre pour Misaki. Elles habitent la banlieue de Nagasaki, à moins d’un quart d’heure l’une de l’autre. Elles travaillent dans la même entreprise, Ikezaki, qui fabrique des instruments d’optique pour la recherche et l’armement. Akiko est contrôleuse de fabrication au département des lasers et Misaki est mathématicienne dans le département Prospective. Elles ont le même niveau de salaire, un peu moins de 60.000 yens par mois. Leurs maris, Kenzo Tanaka et Takumi Sato, travaillent aussi chez Ikezaki. C’est d’ailleurs là que, tous les quatre, ils se sont rencontrés un soir de Tenno Tanjobi, la fête nationale du Japon.  Kenzo et Takumi ont de moins bonnes situations que leurs épouses. Ils ne sont que mécaniciens au service maintenance. C’est pourquoi ils ne participent pas au voyage que les deux amies ont pu s’offrir après cinq années d’économies. Elles sont arrivées de Londres avant-hier soir et, demain matin, elles partiront pour Rome, puis ce sera Vienne, puis Prague d’où elles s’envoleront par un vol charter direct pour Nagazaki. En attendant, leurs pouces s’agitent sur les claviers et, de temps en temps, l’une montre son écran à l’autre et elles rient.  Akiko et Misaki font visiter le monde à leur téléphone et elles en font profiter ceux de leurs amis.

Il est dix heures quarante-cinq, l’heure de passer chez Grasset. Je fais un signe garçon qui comprend et m’apporte la petite note.  Il semble que les Deux Magots aient renoncé à être le rendez-vous de l’élite intellectuelle. Le ticket de caisse dit simplement : 1 café Deux Magots – 4,90 Euros – Taxes et service inclus – Merci de votre visite et à bientôt.

Merci de votre visite et à bientôt.

 

8 réflexions sur « Les Deux Magots (2/2) »

  1. Merci Jim pour ce texte parfaitement dans la lignée du précédent. C’est maintenant à Bruno de reprendre le flambeau.

  2. Bon! Je suis un fidèle lecteur du JDC et un commentateur occasionnel. Mais je n’en suis pas un rédacteur, je n’en ai ni le talent, ni le temps (celui qui me reste), et le syndrome de la page blanche me terrifie parfois, surtout quand il s’agit d’envoyer une carte postale. Mais un challenge comme celui lancé par Philippe, sans me consulté, ne peut pas se refuser, un peu comme on ne peut pas refuser un duel sinon par lâcheté. Alors tant pis, je me jette à l’eau..

    NDLR.
    La suite du commentaire de Jim a été coupée pour être intégrée dans le jeu de cadavre exquis lancé sur une idée d’Edgard à partir d’un extrait du texte « Les Deux Magots » publié hier. L’état actuel de ce cadavre là sera publié à 16h47 dans le rendez-vous à cinq heures du 24 Mai

  3. Manifestement il n’y a que le cheval qui est emballé …

  4. L’idée d’Edgar inspirée des « cadavres exquis » est à creuser. Cependant, à la différence des surréalistes, je crois qu’il faut que l’auteur (n) connaisse le texte écrit par l’auteur (n-1).

    Je propose de partir du texte sur les deux jeunes femmes, une provinciale et une parisienne, et de le prolonger. On ne sera pas obligé de rester à la narration au « JE » de la première partie. Tout est permis, une attaque nucléaire, une histoire d’amour, l’arrivée d’un extraterrestre, une entrée triomphale de Sarah Bernhardt au bras d’Orson Welles dans la porte tambour, tout, à condition que cela soit logique, bien sûr.

    Le texte de départ est celui qui commence avec
    « Il y a quelques minutes une très jeune femme, vingt ans au plus, s’est installée… »
    Et qui se termine avec
    « Elles commencent avec Jean-Paul Sartre aux Deux Magots. »
    Dans sa forme actuelle, il fait environ 600 mots.
    Je propose que les textes qui suivront fassent de 200 mots (pas moins) à 400 mots (ou plus).

    Je propose aussi l’ordre d’écriture suivant :

    Jim
    Bruno
    Lorenzo
    Edgar
    Lariegeoise

    Si Jim refuse l’honneur de passer en premier, qu’il le fasse savoir et nous passerons le flambeau au suivant.
    Si des personnes non désignées d’office souhaitent participer à cette oeuvre grandiose, elles sont bien entendu les bienvenues à la condition de se faire connaitre.

    Qu’on se le dise et bon courage.

  5. Je propose un appel à candidature ! Et tu détermineras l’ordre.

    Je pense que tu devrais garder le rôle de l’auteur. Tu t’es exprimé à la première personne et il me semble naturel, sinon courtois, de te laisser continuer.

    Et l’on pourrait même corser un peu le jeu, en imposant des règles inspirées des surréalistes et des oulipiens …

  6. Je trouve que c’est très bien écrit. Mais je reste sur ma faim. Ce texte (1 + 2) ressemble à un début. On a envie d’en savoir davantage sur les personnages, sur leur vie, sur la suite de leur journée : vont-ils se rencontrer, l’un va-t-il tuer l’autre, une histoire d’amour va-t-elle naître, etc. ?
    Aussi formulerais-je la proposition suivante : pourquoi ne pas en faire un jeu ? Dans le cadre, ou non, de Rendez-vous à cinq heures. Chacun, à tour de rôle, poursuivrait le texte de Philippe, en écrivant une suite. Un peu comme les cadavres exquis chers aux surréalistes. Qu’en pensez-vous, fidèles lecteurs ?

  7. J’ai préféré ce deuxième texte des Deux Magots au premier paru hier. Le premier se concentre sur la description de managers, cadres ou avocats, des professionnels quoi absorbés par la préparation d’une réunion avec des enjeux importants. On voit que l’auteur a connu ce genre de situation parce qu’il a été un professionnel lui-même se frottant à ces autres professionnels dans ce type de rencontres, il peut donc aisément la reproduire dans son texte, avec style, je veux dire pas sous forme d’un compte-rendu professionnel. Le deuxième texte nous présente des amies, françaises pour les deux premières, provinciale pour l’une, parisienne, pour l’autre, et japonaises pour les deux suivantes, toutes les quatre heureuses de se trouver à Paris, sans enjeu autre que le plaisir de partager ensemble une découverte. La description fait place à l’imagination. Le style s’en ressent. Tant mieux! Bien! C’est une belle matinée de printemps et moi je vais aller faire un tour en sifflotant « Sous le ciel de Paris s’envole une chanson, elle est née ce matin… »

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