On m’appelait Benito (4/4)

(…) De là, en fonction du monde sur les pistes, nous pourrons prendre un café les skis aux pieds avant de foncer vers Bellevarde, l’essentiel étant de se retrouver en haut de Tovière peu après 4 heures. Bien sûr, il n’est pas question de prendre mes partenaires à rebrousse-poil en leur révélant mon plan d’un seul coup. Il faut agir progressivement et avec diplomatie. J’aurai tout le temps de le leur lâcher par bribes dans le téléphérique ou pendant le piquenique.

Finalement, ça s’est très bien passé et nous avons pu faire à peu près ce qui était prévu. L’endroit trouvé pour pique-niquer était idéal et nous n’avions pas oublié le tire-bouchon. La neige a été plutôt bonne avec pourtant un peu de verglas en bas de la Solaize. J’ai bien dû faire une concession : suite à un refus général et catégorique de prendre un café les skis aux pieds, nous nous sommes installés confortablement au soleil sur la terrasse du bar de l’Ouillette. Ça été un peu dur d’en repartir mais, à 4h20, nous étions en haut de Tovière.

Tous les quatre, côte à côte, face à la pente, nous contemplons Tignes-le-Lac qui commence à passer à l’ombre. Nous sommes tous un peu fatigués, et la fin de la piste qui s’annonce est difficile. C’est un mur dont la pente se casse à mi-distance de l’arrivée, cette plateforme bien damée où nous déchausserons pour la journée. Quand on descend jusqu’en bas en virages appliqués, on finit par se retrouver sans le moindre élan pour parcourir un plat de plus de deux cents mètres. C’est pénible, fatiguant et peu glorieux de terminer une telle journée d’une telle façon. Alors, il y a la solution de descendre une partie du mur prudemment, en virages, puis, à mi-pente, de se lancer dans le schuss, tout droit vers le bas, les skis pas trop serrés, les bâtons ramassés sous les bras, les genoux à demi fléchis, les muscles des cuisses bandés, prêts à absorber les chocs des bosses qu’il n’est plus question de contourner, tout en surveillant les skieurs plus prudents qui vous coupent la piste de leurs festons intempestifs. Une des difficultés est de bien choisir l’endroit d’où l’on se lancera ; trop bas, et après de trop brefs instants de griserie, on terminera la descente en poussant lamentablement sur les bâtons tout en s’écartant pour laisser passer les bolides qui auront été plus téméraires ; trop haut, et rapidement la vitesse deviendra folle — bien trop grande en tout cas pour votre capacité de cette fin de journée à maitriser le flottement que vous sentirez naitre dans vos skis — et les chocs deviendront trop fréquents et trop violents pour vos cuisses qui commenceront à brûler et ce sera la sourde angoisse de la chute jusqu’à ce que, enfin parvenu à la rupture de pente, vous puissiez vous redresser et jouir de la vitesse en toute sécurité et de la fraicheur du vent à travers votre bonnet de laine.

Patrick part le premier, et Jean-Louis juste derrière. Au septième virage, Patrick s’arrête sur la pente pour se préparer au grand schuss, mais Jean-Louis s’est lancé, depuis bien trop haut à mon avis. François et moi l’observons avec un peu d’inquiétude, mais ça passe. Nous l’apercevons là-bas, tout petit, se redresser dans le faux plat. Tout va bien. François me dit : « Passe devant, je vais y aller mollo. » « Non, non. A toi ! Je te regarde ! » Je n’ose pas lui dire que dans ce grand schuss un peu risqué, j’aime mieux partir le dernier, au cas où… Mais il ne veut rien savoir. Il veut surtout être tranquille et, à mon avis, prendre par le chemin qui fait le grand tour. « D’accord, on s’attend en bas. » Je ne vois plus Patrick. Finalement il a dû se lancer aussi. A moi ! Un virage, deux virages et on y va. « Merde, j’ai pris d’un peu trop haut. Bon sang, ça va vite, ça va vite ! Ça secoue, qu’est-ce que ça secoue ! Et l’autre andouille, là, qui coupe la piste ! Ça va pas, non ? Plus que cinquante mètres et je pourrai me relever ! Attention à la rupture de pente. Ça y est, je flotte sur la neige, c’est tout beau, tout plat, sans traces, ça glisse bien… » J’aperçois Patrick et Jean-Louis sur l’esplanade. Ils viennent de déchausser.  Un arrêt christiania devant eux et je m’immobilise, essoufflé, jambes tremblantes et absolument heureux. Au bout de quelques minutes, François nous rejoint, soufflant, crachant, l’anorak en bataille. « Les mecs, je suis crevé !  » dit-il, l’air ravi.

La journée est terminée, tout le monde est là et en bonne santé. Mon rôle est terminé pour aujourd’hui.

Pendant la traversée de l’esplanade, les skis sur l’épaule, François demande : « A propos, où est-ce qu’on dine ? À la maison ou à la Pizzeria ? » Les avis sont partagés, mais en trois seulement car je ne donne pas le mien. Je me contente de dire : « Où vous voulez. » Mais je laisse passer deux secondes et je poursuis : « Dites, j’ai regardé la météo à l’École de Ski. Je crois que demain, on devrait se faire une petite « Grande Motte« , non ? On pourrait passer par Les Merles et Grattalu … »

Qu’est-ce que vous voulez ? On ne se refait pas.

FIN

4 réflexions sur « On m’appelait Benito (4/4) »

  1. Quelle mémoire
    Les details de la piste nos refle xions et meme le restaurant ‘ ou nous avons diner le s soir de cette journées memorable
    Quels beaux souvenirs’

  2. Bravo qu’elle memoire
    Toutes les belles histoire ont une fin
    A garder précieusemenr da s les archives.

  3. J’étais l’un des trois skieurs soumis à la gouvernance de Benito, mais une soumission consentante qui me convenait très bien. Ayant peu pratiqué le ski avant ces séjours à Tignes, j’étais de loin le moins bon skieur des quatre. À chaque étape d’une descente j’arrivais toujours le dernier, épuisé parfois. Je disais alors aux trois autres qui m’avaient quand même attendu quelque chose comme « laissez moi souffler une seconde, y a que moi qui travaille » ou bien « c’est moi qui en fait le plus ». Mais je n’étais jamais écouté jusqu’à la fin de ma phrase, à peine avais-je rejoint les trois autres qu’ils disparaissaient. J’aurais dû leur en vouloir, et pourtant pas!

  4. Il y a comme un défaut dans le système. Mon commentaire pour Benito a été publié dans les nouvelles d’hier. J’me plaindrai à la direction du journal.
    Direction qui rétablit aussitôt :
    « Le Benito à remps partiel de de 9 à 17 heures dont il est question ici n’est pas celui que j’ai connu qui lui était un aspirant dictateur pistonné et sans savoir faire, un pseudo-patron certainement pas béni mais honni par ses sujets, et pas qu’aux heures de bureau. Le Benito de ce récit en quatre épisodes est plutôt sympathique, c’est un skieur manifestement expérimenté et un manipulateur plus qu’un dictateur pour arriver à ses fins, un simili démocrate quoi. Il a du style! On ne peut le nier, aussi bien dans l’art du planter de bâton et du stem-christiana que dans celui de l’écrire, avec la la souplesse et la fluidité nécessaire qu’exigent ces arts très différents, pour en faire partager le plaisir. Après avoir lu ces quatre épisodes, j’envie les quatre skieurs de cette journée unis par l’amitié! »

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