Les portraits de Lorenzo – 4

Lorenzo dell’Acqua, invité maintenant régulier du Journal des Coutheillas, nous parle du Grand Meaulnes.

Dominique B. est écrivain. Je m’aperçus par hasard qu’elle avait écrit la préface d’une édition du Grand Meaulnes que je m’empressai de lire. Ses commentaires me semblaient pertinents sur la forme mais inexacts sur le fond. Le Grand Meaulnes n’est pas que une jolie histoire d’Amour pour adolescents, c’est un roman d’adultes, triste et désespéré. Un jour, je lui fis part de mes doutes : une femme ne pouvait pas comprendre le Grand Meaulnes car c’est une histoire de garçons. D’ailleurs, la plupart des femmes ne l’ont pas aimé. Dans ce roman, les jeunes filles n’existent pas ou sont à peine esquissées comme des images de contes de fée ou des caricatures diaboliques. Madame B. avait été choquée par mes propos mais m’avoua plus tard qu’ils avaient éclairé un souvenir étrange : un jour qu’elle faisait une conférence sur le Grand Meaulnes, elle n’avait pas compris pourquoi l’auditoire était exclusivement masculin !

Le Grand Meaulnes n’en est pas pour autant un roman homosexuel. François est fasciné, non par le personnage, mais par l’aventure de Meaulnes et Meaulnes est fasciné, non par le bohémien, mais par la vie qu’il s’est choisie. J’ai trouvé une préface (néanmoins écrite par une femme, madame Hélène Tronc) qui rejoint ma propre perception : « Ici les trois garçons représentent trois facettes conflictuelles qui peuvent coexister chez un même individu. Le roman n’offre pas de résolution ». Ce sont bien les trois possibilités qui se présentent à la fin de notre adolescence et entre lesquelles nous devons, nous les garçons, faire un choix. Et de ce choix dépendra toute notre vie … Ils peuvent :

– vivre leur passion ce qui est le cas d’Augustin, quitte à être déçu comme lui le jour où ses yeux d’adulte lui révèlent que son choix d’adolescent n’était qu’une illusion. Ce fut le choix de mon père. Sa femme (ma mère) était un somptueux tableau de Renoir qui s’avéra inadapté aux besoins de son propre caractère. Mon père portera telle une croix son erreur toute sa vie. Alain-Fournier mourra logiquement à la guerre car Yvonne, mariée et mère de famille, n’envisagera jamais de vivre avec lui.

– préférer une vie à l’opposé de son milieu et de ses contraintes. C’est ce que tentera de faire Franz de Galais. Devenir artiste, vagabond, bohémien, hors du temps et des conventions de sa famille. Il échouerait si Augustin ne se sacrifiait pas pour lui ce qui confirme que ce dernier n’aimait pas vraiment Yvonne.

– ne pas prendre de décision et attendre. C’est l’attitude qui s’impose à François plus qu’il ne la choisit. Il vivra l’Amour par personne interposée, il ne s’engagera jamais, il n’osera rien. Amoureux lui aussi d’Yvonne, il finira triplement seul : Yvonne est morte et sa fille est partie avec son meilleur ami.

Ces trois possibilités s’offrent à Augustin qui choisira la première comme mon père. Des amis bien intentionnés me conseillèrent la deuxième : embrasser une carrière artistique, l’école de photographie, soi-disant parce que j’étais doué et que je portais à merveille les tenues d’un autre âge de mon oncle. Cela ne m’avait guère tenté et ces « vieux » amis m’ont toujours reproché de n’avoir pas pris cette voie. J’ai longtemps favorisé la troisième, celle du non-choix, à cause de ma timidité maladive. Et puis un jour, j’ai décidé que je devais tenter le tout pour le tout, convaincu qu’Anne, bien qu’à l’opposé de moi, était la femme idéale et ma chance…

« Une des choses qu’il avait aimées chez …, c’est qu’elle n’était pas la femme avec qui il aurait dû être normalement. Elle l’avait bousculée, sorti de son sillon. Elle était la différence, l’inattendu, le miracle, ce qui n’arrive qu’une fois dans une vie et encore, si on a beaucoup de chance ». C’est pour ça que je ne vais pas me plaindre : j’ai eu cette chance.
(D’autres vies que la mienne ; Emmanuel Carrère)

Dominique B. me révéla ce poème de René-Guy Cadou dont j’ignorais l’existence :

Ô vieilles pluies souvenez-vous d’Augustin Meaulnes
Qui pénétrait en coup de vent
Et comme un prince dans l’école
A la limite des féeries et des marais

ET DEMAIN, LE FANTÔME DE LA HAUTE-ÉPINE

Une réflexion sur « Les portraits de Lorenzo – 4 »

  1. J’ai lu le “Grand Meaulnes” il y a plus d’un demi-siècle, en Livre de Poche (même couverture que celle du haut) que je détiens toujours. Il faudra que je le relise cet hiver. À la même époque, j’ai lu un autre livre qui m’a autant marqué, écrit non pas avant la Grande Guerre mais peu après, c’est “Thomas l’Imposteur” de Jean Cocteau. Je le relirais aussi car j’ai toujours mon exemplaire en Livre de Poche. En attendant, je rappellerai ici leurs incipits respectifs, l’un et l’autre prometteurs, histoire de rester dans la veine du JDC:
    Le Grand Meaulnes: “Il arriva chez nous un Dimanche de novembre 189…”
    Thomas l’Imposteur: “La guerre commença dans le plus grand désordre. Ce désordre ne cessa point, d’un bout à l’autre.”

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