Quatre heures de maths – 3ème partie

Dans la classe de Piston B du Lycée Saint Louis, le vendredi matin, c’est Maths. Quatre heures. Mais aujourd’hui, il y a contrôle. Intégrales triples et dérivées secondes, le narrateur passe un sale moment. Il passe le temps comme il peut, tout en espérant le miracle ou la catastrophe qui fera annuler le contrôle.

Je n’ai aucun besoin d’aller aux toilettes, mais je ne peux pas rester éternellement là à regarder des petites lettres violettes incompréhensibles ou des âneries gravées dans le bois. Il faut que je sorte, que je prenne l’air. Marchèse me regarde sortir. Il n’est pas dupe de la manœuvre et, dans son regard, je crois voir une petite lueur de sympathie. Le salaud ! Le grand couloir est désert, l’immense cage d’escalier aussi. Comme dans une cathédrale, on entend de lointains échos de portes qui claquent, de pas sonores ou de conversations tronquées, puis le silence. J’ai soudain la sensation étrange d’être seul à bord d’un paquebot en perdition.

Le calme règne dans la cour d’honneur. Debout sous les marronniers, la statue de Saint-Louis me regarde de son air triste et doux. Comme chaque année au début d’octobre, on l’a peinte de la couleur de la prochaine promotion de l’X, cette année jaune. Les traces rouges de l’année dernière peuvent encore se voir sur le bas de sa robe. Je m’assieds contre son piédestal et, dans l’ombre de la statue, j’allume une Gitane.

Je n’ai jamais voulu faire Maths, moi. Je ne l’ai peut-être jamais dit à mes parents, mais en fait je n’ai jamais voulu faire Maths. Je voulais faire Lettres, mais en seconde, je détestais tellement mon professeur de français que j’ai choisi la série C, la meilleure comme on disait partout. Jusqu’au bac, tout s’est bien passé, et d’ailleurs, en maths, j’étais plutôt parmi les bons. Mais une fois arrivé en Prépa à Saint-Louis, ça n’a plus été du tout pareil. C’est un miracle que j’aie réussi à me maintenir jusque-là.

Le surveillant général traverse la cour avec un inconnu. Il est trop occupé pour me prêter attention, mais je réalise que je ne peux pas rester là plus longtemps. Je reprends l’escalier puis le grand couloir.

Quand je rentre dans la classe, Fontaine n’est plus à sa place. Les mains dans le dos, la pipe à la bouche, il est à côté de ma place vide, penché sur l’épaule de Marchèse. Sans doute satisfait par ce qu’il voit du travail de l’un de ses meilleurs élèves, il reprend sa déambulation. Arrivé au fond de la classe, il repart d’une traite jusqu’à la chaire, consulte sa montre et annonce :

-Messieurs, il vous reste une heure et trente-sept minutes.

Je me retourne une nouvelle fois. Je ne vois rien que des fronts sereins ou plissés par l’effort, mais tous studieux. A part Machuel, qui a carrément posé son front sur le bureau, ses avant-bras sur les cuisses, et qui semble dormir, pas un qui regarde en l’air, pas un qui sèche.

Je suis seul au monde.

Une heure et trente-sept minutes, cinq mille huit cent vingt secondes, cinq mille huit cent dix-neuf, cinq mille huit cent dix-huit, cinq mille huit…le visage de Tavia apparaît peu à peu sur fond de copie blanche encadrée de noir. On dirait un peu une photo de chez Harcourt. Tavia, américaine, grande, brune. Elle porte les cheveux courts, un chemisier blanc, une jupe plissée noire et des ballerines marron. C’est lundi dernier que je l’ai vue pour la première fois. Comme tous les lundis, je séchais la cantine pour pouvoir prendre un peu de soleil avant le cours de physique qui ne commence qu’à trois heures. Je me promenais avec Marchèse du côté du bassin du Luxembourg quand nous avons vu ces deux filles, visiblement étrangères, renversées confortablement face au soleil sur deux chaises longues métalliques, leurs jambes allongées devant elles sur deux chaises droites. La présence de deux jolies filles prenant le soleil à cette heure au Luxembourg n’était pas pour nous surprendre, mais le côté étonnant de la situation était qu’il n’y avait aucun garçon autour. Était-ce l’approche de la fin du printemps et la douceur de la température, ou bien la solitude des jeunes filles et le fait que je ne sois pas seul, ou encore les deux grandes heures que nous avions encore devant nous ? Je me sentis rempli d’une audace nouvelle qui me poussait à tenter ce que je n’avais jamais encore oser faire : draguer. Je dis à Marchèse :

-On y va ! Dommage que la tienne soit moche !

Cette expression de regret n’avait pas lieu d’être car, même à cette distance, on pouvait voir que les deux filles étaient loin d’être moches, mais la plaisanterie était traditionnelle et inévitable entre soi-disant dragueurs. La plus petite était blonde. Je le sus plus tard, elle s’appelait Monica. Gonflé à bloc, mais un peu ému quand même, je fonçais sur Monica et lui dit :

-Hellooooo! Are you an actress ? Are you from Hollywood ?

La pauvreté de mon entrée en matière révélait bien mon inexpérience dans le domaine de la drague et vouait certainement ma tentative à un lamentable échec. Mais au lieu de m’ignorer comme c’était l’usage pour une fille importunée et de continuer sa conversation avec Tavia, elle rit légèrement et dit :

-No, I am not from Hollywood, I am dutch.

Entraîné par je ne sais quel démon ordinaire, je continuai dans la vulgarité :

-Arrghhh zooo ! You are from Germany ! Goute ! Goute !

Je ne me reconnaissais pas.

-No, I’am dutch. From Holland.

J’aurais voulu me battre ! Quel crétin !

Heureusement Marchèse me sortit d’embarras en approchant deux chaises vides et en s’adressant poliment en français aux deux jeunes filles :

-Vous permettez ?

C’était gagné, du moins pour le moment.

Ensuite, le cours de la conversation fut tel que Tavia sembla davantage s’intéresser à moi que Monica. Ne voulant pas contrarier le cours des choses, je me concentrais sur elle en retour.

Nous apprîmes qu’elles étaient toutes deux inscrites à l’Alliance Française et qu’elles étaient toutes deux au pair, l’une avenue Mozart et l’autre boulevard Raspail. Monica venait d’Eindhoven et Tavia d’Atlanta. Nous décidâmes de nous revoir le mercredi suivant, même endroit, même heure. Cela impliquait que nous séchions la séance de sport au stade Charlety, mais ça, c’était l’enfance de l’art.

Tavia est une jolie fille. A vrai dire, je ne suis jamais sorti avec une aussi jolie fille. Elle est joyeuse, naturelle, naïve et inculte. Elle est arrivée à Paris il y a seulement un mois et elle est ravie par tout ce qu’elle découvre. J’ai décidé d’être pour elle un guide parfait. Je l’ai déjà emmenée voir le Pont des Arts et l’église Saint-Germain des Prés. Nous avons pris un verre au bar de La Coupole et un café aux Deux Magots. Je lui ai cité quelques-unes unes des célébrités qui avaient fréquenté ces établissements. Parmi elles, elle ne connaissait qu’Hemingway, mais elle avait vaguement entendu parler de Sartre qu’elle savait communiste. Quand je lui montrai un ticket de métro en lui expliquant que c’était « a ticket for the Underground« , elle crut que c’était une carte de membre de l’O.A.S. Elle ne fut détrompée que deux jours plus tard lorsqu’elle prit le métro pour la première fois avec Monica. Demain, après La Paillote, je l’emmènerai au Champollion. On y donne « La Règle du Jeu » sous-titrée en anglais. Ensuite, on ira peut-être au Slow Club ou au Whisky à Gogo.

-Je ramasserai les copies dans quarante-cinq minutes exactement. N’oubliez pas de prendre le temps de vous relire.

Bon, c’est foutu ! Quarante-cinq minutes ! Même si un éclair de génie me frappait maintenant, ce serait foutu quand même. Zéro. Ça sera difficile à remonter un zéro, surtout à cette époque de l’année.  En plus, avec Tavia qui débarque. Il n’y a pas de place pour une américaine de dix-neuf ans dans la vie d’un Prépa. C’est vrai qu’un zéro en maths, ça n’a aucune influence sur les concours. Mais de toute façon, il est de plus en plus improbable que j’intègre cette année dans une école décente, et si je veux être admis à redoubler dans cette prépa, il faudra faire oublier ce contrôle.

Un grand bruit se produit dans la rangée juste derrière la mienne. C’est Rajchman qui vient de reculer son siège brutalement. Maintenant, il est assis raide sur sa chaise, la tête à demi baissée, les épaules voutées. Ses deux mains sont agrippées au bord du siège, ses pieds sont posés bien à plat sur le sol. Ses yeux sont grand ouverts avec une expression d’affolement. Son visage est crispé et douloureux.

-Hé, Rajchman, qu’est-ce que t’as ?

On dirait qu’il fait un effort pour me répondre mais qu’il n’y arrive pas. Les élèves autour de nous ont levé le nez de leur copie et commencent à s’agiter.

-Qu’est-ce qu’il se passe là-bas ? demande Fontaine.

-C’est Rajchman, il ne va pas bien.

-J’arrive. Les autres, restez à vos places !

Fontaine descend l’allée entre les pupitres et me demande :

-Qu’est-ce qu’il a, votre ami ?

-Je ne sais pas. Il est tout raide.

-Alors, Monsieur Rajchman, ça ne va pas ?

En posant la question, Fontaine lui a posé la main sur le dos :

-Bon sang, il est dur comme du bois et il tremble. Vous et Marchèse, accompagnez-le à l’infirmerie. Vite !

Nous essayons de le faire lever, mais c’est impossible. Ses membres sont raidis et nous n’arrivons pas à lui faire lâcher sa prise sur le siège. Fontaine nous dit :

-Transportez-le sur sa chaise jusque là-bas. Ça ira ?

-Pas de problème, dit le grand Marchèse. Il n’est pas bien lourd, Rajchman.

Ensuite, je me suis laissé porter par les évènements. Nous sommes arrivés à l’infirmerie. Ils ont ouvert de force la bouche de Rajchman et lui ont mis une sorte de bâton entre les dents. Ils ont appelé Police-Secours et nous ont dit de retourner en classe. J’ai dit non, je préfère rester avec lui. Ils ont dit si vous voulez… Marchèse a dit faut que j’y aille, maintenant, y a contrôle. J’ai dit vas-y, moi je reste, arrange-toi pour planquer ma copie. Il a dit d’accord. J’étais sauvé. Provisoirement.

Nous n’avons jamais revu Rajchman, mais le lendemain, j’emmenais Tavia à La Paillote.

Fin

ET DEMAIN, UN PEU DE MARK TWAIN

 

3 réflexions sur « Quatre heures de maths – 3ème partie »

  1. Il y a aussi un élément dont tu parles très bien et que je voulais évoqué c’est ce stress des examens, de la page blanche. Je l’ai très, très mal vécu, passer un examen ! Je ne comprends pas, par exemple pour le bac, que l’on ne fasse pas des petites évaluations toute l’année et au vu des résultats ou de la moyenne de l’élève on donne le diplôme ou pas, c’est un tel stress de passer ces examens !! Il y a des écoles dans les pays nordiques où justement les élèves sont simplement évalués toute l’année, pas d’examens et même on ne donne pas de notes, c’est aussi tressant, ils sont beaucoup plus à l’écoute du bonheur de leurs élèves, et du bonheur de leurs concitoyens. En tout cas pour moi cela a été un tel stress de passer ces quelques examens durant mes études que cela a aussi largement contribué à y mettre fin. Dans la vie si tu les souhaite tu peux apprendre tout ce que tu veux sans avoir à passer d’examens !

  2. Merci Martine pour tes commentaires très matinaux et de plus en plus développés. Quand j’écris ces petites histoires, souvent assez autobiographiques, c’est ce que tu as dit qui m’importe : qu’on s’y sente si on ne l’a pas vécu, ou qu’on s’y retrouve si on a connu des situations similaires. Je n’y mets pas d’autre intention et je n’y trouve d’abord que le plaisir d’écrire et ensuite celui d’être éventuellement compris. À bientôt.

  3. J’ai lu les 3 parties ! Ce que j’aime c’est qu’avec tous ces détails et cette écriture fluide, on vit le texte, on est dans la classe, on est avec cet élève et que de souvenirs cela réveille !!!!!!!!!
    Moi c’est tout le contraire j’adorais les maths, enfin j’étais incapable de passer le bac C et encore moins d’aller en Prépa, non c’était tout le collège, j’avais 19, 20 de moyenne, je comprenais tout et je ne comprenais pas que certains des autres élèves ne comprenaient pas, et puis le prof de maths était super, c’était un tout petit monsieur, jeune, mince, gentil, doux, c’est cette douceur que j’appréciée. Au bac G3 j’ai eu 15 de moyenne en maths, cela m’a fait bien remonté ma moyenne désastreuse mais pas assez pour l’avoir et je ne me suis pas présentée au rattrapage. Ras le bol des études, je n’aimais pas ce que j’apprenais, je voulais aller travailler. Maintenant je sais ce que j’aurais aimé faire comme études !

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