Le revolver

Marie-Claire

Le vent a bousculé les pages et j’ai perdu le fil de l’histoire, l’histoire de Lisa. J’ai reposé le cahier rouge, fermé les yeux et reconstitué à ma façon ce qu’elle y révélait de sa vie.

Sa triste enfance, elle la voit comme une tempête ponctuée de coups : ceux que son père lui assène, ceux que ses frères se donnent et auxquels elle n’échappe pas non plus. Cette violence la terrorise et elle tente de la fuir en rêvant.

Elle se décrit comme une chétive gamine à lunettes. Mais à l’adolescence, elle se transforme et apprend consciencieusement à faire d’elle une jolie femme. Elle abandonne ses lunettes, préférant voir un monde flou pour que ce monde la remarque. Son ambition s’est éveillée, pour fuir toutes ces violences, elle sera belle donc enfin aimée.

Et Simon apparaît. Il a une belle voiture, porte des chemises à son chiffre, la sort, la cajole : elle est folle de lui, on l’aime enfin. Elle s’installe avec lui et une vie dorée commence. Heureuse, elle a un homme à elle, un vrai, un solide qui la protège. Personne ne lui fera plus de mal.

Une seule chose l’inquiète, Simon n’a pas un métier très clair, il peut passer ses journées avec elle puis tout à coup, disparaît plusieurs jours elle ne sait pas où. Quand il revient, il la couvre de cadeaux, sans jamais dire d’où vient tout cet argent dont elle profite. Petit à petit elle se pose de plus en plus de questions, cherche des indices et finit par découvrir un revolver dans un tiroir du bureau de Simon. Elle décrit ses doutes et en arrive à se demander s’il n’est pas un gangster. Mais la sagesse lui conseille de ne pas aller plus loin, elle pourrait tout gâcher et elle décide de fermer les yeux.

Dans sa vie, il y a tout de même quelques inconvénients, Simon tient à ce qu’elle partage ses distractions. Lisa raconte donc quelle doit assister à des matchs de boxes qui la révulsent, voir des films violents où les gens s’entretuent et elle ne s’y habitue pas, son enfance ressurgit. Elle ferme les yeux et s’agrippe au bras de Simon. Mais, ces moments mis à part, elle est heureuse.

Un peu plus loin, son écriture change, elle se resserre, se penche davantage, on sent que sa main est moins ferme : un petit rien, juste une faille, un doute s’est installé dans sa vie. Elle a surpris Simon qui, son portable à l’oreille, disait : « A demain, je t’embrasse. » Qui pouvait-il bien embrasser ? Pas de famille, très peu d’amis, à part elle, elle ne voyait personne. Il s’était d’ailleurs retourné, l’air gêné. Lisa dit alors qu’elle a fait un gros effort et de peur de le perdre, et n’a dit rien.

Il y a eu d’autres indices, une note d’un restaurant très chic pour deux, du rouge à lèvres sur une chemise, un peu moins de tendresse, elle se sent menacée et décide d’en avoir le cœur net. Elle annonce, comme elle l’a vu faire dans un film, qu’elle part pour voir sa famille bien qu’elle l’ignore depuis qu’elle vit avec Simon. Mais le soir même, elle revient sans prévenir.

Elle entre silencieusement dans la maison où tout semble calme. Seul un rayon de lumière filtre dans l’entrebâillement de la porte de leur chambre. Elle s’approche et son sang se glace : sur son lit, dans ses draps de satin, une femme nue s’étale, une masse de cheveux roux couvre l’oreiller. Simon doit être dans la salle de bain, elle entend l’eau couler. Elle décrit alors la façon dont son coeur s’accélère, dont ses jambes se dérobent mais elle se reprend rapidement. Quelque chose se déclenche en elle et tout s’accélère : elle se retourne et se dirige vers le bureau où, dans le tiroir de Simon, elle prend le revolver et ses munitions. Elle le charge comme elle l’a vu faire cent fois au cinéma et elle retourne dans sa chambre dont elle repousse la porte brusquement.

Lisa est sûre d’elle, la sensation du métal froid du revolver dans sa main éveille en elle de curieux sentiments : elle est comme délivrée de sa jalousie, de sa colère, de sa haine. Elle a transféré tout cela dans cette arme glacée et c’est elle qui va agir, elle qui lui donne cette nouvelle force, ce pouvoir qui procure alors une folle exaltation.

Lisa poursuit son récit comme s’il s’agissait d’une autre qu’elle même : la femme nue est toujours là, endormie. Alors elle tire, une balle, deux balles, tout le chargeur. Sur le lit le corps tressaille et les draps se tachent de rouge. Simon ne sort pas tout de suite de la salle de bain, il a sans doute attendu qu’un déclic lui indique que le chargeur est vide… Il regarde Lisa l’air effaré quelques secondes, puis, sans rien dire il s’approche d’elle, lui prend le revolver et la pousse vers un fauteuil où elle s’écroule. Puis il va dans la salle de bain et revient avec le rideau de douche dont il couvre le corps. Il sort son portable de sa poche et appelle : « Frank, c’est Simon, viens chez moi, j’ai un colis pour toi. »

Lisa ne peut s’empêcher d’admirer son sang-froid et son côté professionnel ! Il gère calmement la situation et lui ordonne d’aller s’installer dans une autre pièce.

L’écriture de Lisa est redevenue plus ferme lorsqu’elle raconte la suite : Simon et son acolyte font disparaître le corps et tout ce qui était taché de sang. Plus tard, il vient la retrouver et lui explique que maintenant ils sont complices, qu’il n’aura plus à lui cacher ses activités illicites puisqu’elle ne pourra pas le dénoncer sous peine de voir son propre crime découvert. D’ailleurs, il la mêlera peut-être à ses affaires… si elle peut lui être utile.

Au grand étonnement de Lisa, ce qui l’aurait affolée il y a quelque temps ne lui fait plus peur, elle serait heureuse de retrouver cette excitation, ce plaisir, ce soulagement que son action violente a provoqué en elle.

C’est sans doute pourquoi on la retrouve aujourd’hui emprisonnée, attendant d’être jugée. Elle m’a choisi comme avocat et m’a confié son journal dans l’espoir que j’y trouve des éléments pour sa défense.

J’ai refermé le cahier rouge. A moi de trouver des arguments, une stratégie pour défendre cette enfant perdue.

2 réflexions sur « Le revolver »

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *