TP 422

Quand notre avion a décollé de Lisbonne il y a quelques instants, le temps était magnifique. Nous devrions être à Paris avant midi.

« La compagnie TAP vous souhaite la bienvenue à bord de ce Boeing 707 à destination de Paris-Orly. Nous atteindrons notre destination dans une heure et cinquante-cinq minutes. Vous pouvez à présent détacher votre ceinture de sécurité. Un petit-déjeuner va vous être servi dans quelques instants. Vous trouverez des journaux et des magazines… »

Le message, successivement prononcé en portugais puis en français, a remis en mouvement les passagers dont beaucoup étaient restés immobiles pendant la phase de décollage: ils ont détaché leur ceinture, se sont mis à l’aise dans leur fauteuil ou se sont levés pour fouiller dans leur bagage à main.
Sophie est assise à ma droite, à côté du hublot et pour la première fois de sa vie, elle se plonge dans une Série Noire. C’est un Raymond Chandler. Bon choix. La place à ma gauche étant restée vide, j’y ouvre mon dossier et commence la rédaction de mon rapport.
De temps en temps, je me penche un peu en avant et, par le hublot, je vois passer sous l’aile les  Pyrénées, le bassin d’Arcachon, la Loire. Le grondement régulier des quatre réacteurs est lénifiant. J’écris, j’additionne. Quelques instants plus tard, je sens que l’avion commence à descendre. D’ailleurs, on nous demande d’attacher nos ceintures. Nous arrivons. Quelques instants encore, et j’entends le train qui sort.
Mais le pilote a dû changer d’avis, puisque le train rentre. Le Boeing reprend un peu d’altitude. Il amorce un virage. Le train ressort. Il rentre à nouveau.

Je ne suis jamais complètement à l’aise dans un avion, toujours un peu à l’affût des changements d’allure, des bruits, des mouvements du personnel de bord, et là, je sens qu’il se passe quelque chose. À côté, Sophie continue de découvrir Raymond Chandler. Je me lève à demi de mon siège. Devant, sur le côté, derrière, les passagers se comportent normalement.

L’avion vole maintenant en ligne droite, à faible vitesse.

Le pilote, un petit homme brun en chemise blanche à manches courtes et galons dorés sort de sa cabine et descend l’allée centrale. Il est suivi d’un autre homme en uniforme. Ce doit être l’officier mécanicien. Une chose surprenante se produit alors : ils s’arrêtent au niveau de la rangée de sièges qui est devant la mienne et dégrafent un demi-mètre carré de moquette. Apparait une sorte de trappe circulaire métallique, grande comme une assiette. Ils la dévissent lentement. Ils l’ouvrent. Interminablement, ils observent, passent le bras à l’intérieur, semblent tâtonner. Puis ils se concertent et retournent dans le cockpit.
La sueur m’est venue aux mains. J’ai chaud derrière les oreilles. D’autres passagers qui ont vu le manège de l’équipage s’agitent à leur tour. Ils parlent entre eux à voix basse. Ils se redressent, regardent derrière eux, devant. Sophie ne lève toujours pas le nez des aventures de Philip Marlowe.
Le 707 maintient son altitude. Il a repris ses virages. On dirait que les moteurs sont au ralenti.

Bruit de micro, voix de femme :

 » Mesdames, Messieurs, nous rencontrons actuellement un incident sans gravité qui retarde notre atterrissage. Ce problème technique devrait être résolu dans les minutes qui viennent. En attendant, nous vous prions de rester à vos places, ceinture attachée. Nous vous tiendrons au courant« .

L’avion continue à évoluer doucement dans le ciel. Le silence règne maintenant dans la cabine. Longues minutes d’attente. Et puis :

« Mesdames et Messieurs, ici votre commandant de bord. Nous rencontrons actuellement un problème technique qui nous impose d’atterrir en procédure d’urgence. Je vous demande de rester assis calmement à vos places et de conserver votre ceinture de sécurité attachée. Le personnel de cabine va vous instruire de la procédure à suivre.« 

Aux premiers mots du pilote, quelques cris légers de surprise se sont fait entendre, puis un brouhaha général. Des bras se lèvent pour appeler les hôtesses. Un homme au visage cramoisi s’est dressé dans l’allée centrale. Du fond de l’avion, il marche à grands pas vers l’avant. Deux hôtesses l’arrêtent dans le couloir. J’entends une discussion en portugais. L’homme retourne à regret à sa place. Il regarde droit devant lui, le regard fixe. Dans la rangée de sièges devant moi, une femme est assise à côté de l’issue de secours qui donne sur l’aile droite. Elle s’est mise à pleurer doucement. Son compagnon lui parle gentiment en anglais. D’une voix douce et monotone, il tente de la calmer. Sophie a écouté avec attention la dernière annonce du pilote, puis elle a jeté un coup d’œil par le hublot et s’est replongée dans son livre.

Nouveau bruit de micro. C’est maintenant une hôtesse qui parle :

« Nous demandons aux personnes non portugaises qui sont assises aux issues de secours de se signaler aux hôtesses. »

L’américain qui consolait sa femme lève la main. On les fait se lever tous les deux pour mettre à leur place deux portugais. L’homme, quoique très calme, a voulu protester. On lui a expliqué que les ordres d’évacuation pourraient être mal compris par des étrangers. Ils vont tous les deux s’asseoir à l’arrière de la cabine.
L’avion continue ses cercles au-dessus d’une forêt. Avec ses longues allées jaunes et rectilignes en étoile, on dirait Fontainebleau.
D’autres personnes se sont levées dans l’avion et commencent à s’agiter dans tous les sens, vers l’avant, l’arrière, les toilettes. Les hôtesses n’arrivent plus à les contenir ni à les faire se rasseoir. Le niveau sonore a nettement monté et, vers l’avant, j’entends même un début d’altercation. Le pilote sort à nouveau de sa cabine. Il a remis sa veste et, tout petit bonhomme brun qu’il est, il rétablit l’ordre en quelques paroles fermes et polies.
De plus en plus mal à l’aise, j’observe les hôtesses qui feuillettent fébrilement des petits cahiers à spirale. Ce doit être leur manuel de procédure. Elles ont l’air de chercher la bonne page. Elles discutent vivement entre elles. Puis, l’une d’elles prend le micro:

« Mesdames et messieurs, notre appareil atterrira sur l’aéroport de Paris-Orly dans trente minutes environ. Nous allons nous poser en procédure d’urgence. Nous vous prions d’écouter attentivement les instructions« 

Tout le monde s’est tu et attend anxieusement l’énoncé des instructions dans une langue qu’il puisse comprendre.

     « Les personnes qui portent des lunettes, des prothèses dentaires ou autres types de prothèses doivent les enlever. Tout le monde est prié d’enlever ses chaussures. Nous allons distribuer des oreillers que vous poserez sur vos genoux. Au moment de l’alerte sonore juste avant l’atterrissage, vous devrez passer vos bras sous vos genoux et votre tête sur le coussin. L’ordre d’évacuation sera éventuellement donné après l’arrêt de l’appareil. Si vous suivez à la lettre ces instructions, tout se passera bien. Merci. »

Cette annonce vient de balayer chez les passagers le dernier petit espoir qu’ils gardaient en une éventuelle fausse alerte. Nous allons vraiment nous poser en catastrophe. Quelques petits cris, des protestations s’élèvent, quelques sanglots aussi, mais je suis surpris de voir qu’il n’y a pas vraiment de panique.
Sophie a refermé sa série noire. Elle pose sa main gauche sur ma main droite. Nous arrangeons notre coussin dix fois, dix fois nous refaisons le geste de croiser les bras sous les genoux.
Maintenant, c’est un grand silence qui règne dans la cabine. Par le hublot, on voit de temps en temps un avion lointain descendre lentement en droite ligne vers le sol, tandis que nous amorçons le prochain virage.
Je regarde le dossier du fauteuil qui est devant le mien. Je lis plusieurs fois: « Your lifebelt is under your seat ». Je ne veux pas regarder Sophie. Je ne veux pas lui communiquer la peur que je sens monter en moi.
Le Boeing sort d’un virage et prend une longue ligne droite. Il commence à descendre. Il s’aligne.
Une hôtesse vient s’assoir sur le troisième siège libre à côté de moi. Nous échangeons un petit sourire crispé, puis nous regardons droit devant nous.

Le Klaxon retentit. Reuh-reuh-reuh… Nous croisons les bras sous les genoux. Avant de poser ma tête sur l’oreiller, par le hublot, je reconnais les laides tours de Créteil. Le Klaxon mugit toujours. Reuh-reuh-reuh… Je pose la tête sur le coussin. Je regarde ma femme. Elle me sourit. On se tait. Je me tourne de l’autre côté, vers l’hôtesse. Elle me fait face, dans la même position. Elle est jolie. Elle est brune, les cheveux tirés en arrière comme une madone qui porterait un calot d’uniforme. Elle a les yeux noisette et une petite cicatrice au-dessus du sourcil droit.

     -Ça vous est déjà arrivé, ça, mademoiselle?

Sa voix tremble un peu :

Non, jamais. C’est la première fois.

L’avion n’est plus qu’à dix mètres du sol.

Reuh-reuh-reuh…

Je lève la tête. Je vois des camions de pompiers, des ambulances. Ils roulent à toute vitesse dans la même direction que nous. Nous les dépassons. Je replonge dans l’oreiller.

Reuh-reuh-reuh…

L’avion touche le sol sans heurt, comme une plume.
Maintenant, il roule. Le pilote a inversé les réacteurs. Il roule interminablement dans un bruit d’enfer. Les réacteurs soufflent tout ce qu’ils peuvent. Secoué sur mon siège, je me redresse encore et je regarde s’envoler la mousse répandue sur la piste. L’avion ralentit, ralentit encore.
Lorsqu’il est presque à l’arrêt, il vire brutalement sur sa droite et s’immobilise sur l’herbe où les voitures des secours nous rejoignent.
L’avion ne bouge plus, les réacteurs finissent d’expirer, les passagers restent silencieux. Je m’aperçois que le klaxon s’est tu depuis une éternité.

C’est fini.

7 réflexions sur « TP 422 »

  1. ça fait vraiment froid ds le dos c’est pas que j’ai peur en avion mais qd même un peu…moi j’aurai archi paniquè. D’ailleurs en te lisant Philippe j’ai cru que ça venait de se passer!!mais en même temps je trouvais que tu racontais en restant très zen, je ne te connais pas assez pr savoir si tu es ainsi ds ta vie!!!même si parfois on sentait bien que peut-être l’angoisse pouvait poindre! En tous cas BRAVO aussi Sophie ça me montre une fois de plus qu’un livre peut tellement absorber qu’on est hors du temps et parti en voyage ds les airs, c’est le cas de le dire!!! A ce propos je te recommande Sophie et toi aussi Philippe un livre que j’ai adoré « Demain j’arrête » de Philippe Legardinier, un véritable hymne à la vie, l’espérance, SUPER!! Et BRAVO encore!

  2. Et bien moi qui suit malade en avion si je devais vivre cela oh la la !!!!!!!!!!!!!!!!!!

  3. Je n ai pas réussi à changer mon commentaire car il est mal rédigé.tant pis
    je pensais que sophie faisait allusion à un filM. C est ecrit dans le ciel .
    Il raconte l histoire d un avion de ligne
    dans lequel Robert stack joue le rôle du commandant de bord et John Wayne celui du second pilote
    finalement sophie à raison car john Wayne sauve l appareil grâce à son expérience d ancien pilote de guerre

  4. Une vingtaine de minutes après l’immobilisation de l’avion à côté de la piste, un tracteur est venu prendre le Boeing en remorque pour l’amener à très faible allure jusqu’aux bâtiments de l’aérogare. A aucun moment, nous n’avons été informés de ce qui s’était passé. Il faut dire aussi que nous n’avons pas eu droit au message traditionnel nous remerciant d’avoir choisi la compagnie et espérant nous revoir bientôt sur ses lignes.
    J’ai pourtant eu le fin mot de cette histoire quelques années plus tard. J’avais reçu de l’Aéroport de Paris une mission assez inhabituelle pour notre cabinet d’expertise, celle de présenter à certaines compagnies aériennes une réclamation pour des dommages causés aux pistes de Roissy CDG ET Paris-Orly par des avions leur appartenant. Pendant un temps, il y avait eu une sorte d’épidémie d’éclatements de pneumatiques d’avions gros porteurs qui survenaient au moment du décollage ou de l’atterrissage. Les dommages étaient causés au béton de la piste sur plusieurs centaines de mètres par le roulement sur les jantes des roues dont les pneus avaient éclaté. Je me souviens même que pour mon expertise qui eut lieu à Roissy, on avait arrêté le traffic de l’une des deux pistes de CDG pendant une quinzaine de minutes. Je me souviens aussi que cette mission avait tourné court rapidement, ADP ayant soudainement renoncé à présenter sa réclamation. Mais mon enquête m’avait permis de vérifier que le vol TP 422 Lisbonne-Paris du 24 avril 1979 faisait bien partie des incidents répertoriés.
    Un éclatement s’était produit au décollage à Lisbonne. Repéré et signalé à l’équipage en cours de vol, celui-ci avait dû décider de poursuivre jusqu’à Paris, ce qui vous a valu de pouvoir lire cette petite histoire trente-cinq ans plus tard.

  5. Cet incident qui vous est arrivé il y a quelques années tu nous l’avais d ailleurs racontè. un Boeing 707 ça date pas d’hier C’est comme toujours bien écrit
    Sophie tu as beaucoup d’humour mais le commandant de bord c’était pas john Wayne mais Robert stack
    Je suis étonné que Philippe n’ait pas raconte plus tôt cette histoire sur son blog
    Finalement la vie de notre ami est jalonnée d histoires.

  6. Quel souvenir émouvant , très bien décrit … Moi, je n’avais aucun mérite à rester calme et sereine : je savais que Jonh Wayne était notre pilote et j’avais confiance en la vie …j’ai tout de même fait quelques prières !
    Un détail me revient : j’ai eu très peur à un moment car Philippe m’a dit : « si on est séparés ne m’attends pas , cours , cours loin de l’avion …à cet instant j’ai fondu en larmes !

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