Le taxi

7 janvier 2022

De trois quart arrière, à moitié dissimulé par un masque chirurgical, j’ai du mal à voir son visage. Quand je lui ai dit où j’habitais, il m’a répondu qu’il connaissait. Il a un accent marqué mais indéfinissable. C’est mon chauffeur de taxi. Il va me faire traverser une bonne partie de Paris.
Il est midi et demi et la circulation est dense mais encore fluide. Je me suis enfoncé tant que je pouvais dans mon siège Toyota Prius et me suis préparé à somnoler jusqu’aux abords de la Montagne Sainte Geneviève.

Un coup de frein et j’ouvre un œil sur la rue du Faubourg du Temple. Devant nous, d’une voiture arrêtée en double file, une grosse femme encombrée de cabas descend péniblement du côté de la circulation. Sa portière largement ouverte contraint mon taxi à ralentir et à manœuvrer pour contourner l’obstacle. J’entends :
— Non mais, c’est pas croyable ! Vous avez vu la vieille, là ? Et que je te bloque la circulation ! Et que je te prends tout mon temps !
Je comprends qu’il tente de me faire partager sa détestation de la grosse dame. Et, en passant à sa hauteur, il ajoute à son adresse :
— Tu pouvais pas descendre de l’autre côté, non ?
Comme toutes les vitres du taxi sont relevées et que la dame est très occupée, il est évident qu’elle ne peut pas entendre.
Je prétends n’avoir pas entendu non plus, et je referme mon œil.

Un peu plus tard, nouvelle secousse et coup de klaxon. Je soulève une paupière. Visiblement, mon taxi vient d’éviter un vélo, et voilà maintenant qu’il le poursuit à travers la Place de la République en klaxonnant frénétiquement, en même temps qu’il me parle en me jetant des coups d’œil dans son rétroviseur :
— C’est pas croyable, quand même ! Ils se croient tout permis, ceux-là !  Mais je vais lui apprendre, non mais !
Je ne sais pas ce que le vélo a pu faire à mon taxi, mais maintenant, il a peur, le vélo, il pédale à toute vitesse en jetant en arrière des coups d’œil inquiets sur le pare-chocs de la Toyota Prius. Il finit par se faufiler entre deux voitures et disparaitre derrière un autobus.
— Pas croyable ! C’est pas croyable ! C’est vraiment n’importe quoi les vélos, vous trouvez pas, les vélos ?
Par politesse, et pour ne pas que sa colère se tourne vers moi, je grommelle quelque chose comme « n’importe quoi !», et pour éviter son regard dans le rétroviseur, je m’intéresse aux façades des immeubles du Boulevard du Temple.

L’inextricable labyrinthe de la Place de la Bastille et son embouteillage permanent se dessinent dans le pare-brise de la Toyota Prius. La voie réservée aux bus devrait permettre à mon taxi d’y arriver en moins d’un quart d’heure, mais elle est occupée par une camionnette, hayon ouvert, warnings clignotant. Un homme en bleu en sort une petite caisse métallique et un tuyau de cuivre enroulé, tandis que son jumeau descend une échelle de la galerie de toit. Je m’attends au pire. Et voilà :
— Gonflés les gars, quand même, hein ! Alors, à quoi ça sert les voies pour bus si tous les connards de la terre viennent s’y mettre ? Déjà, quand ils roulent dessus, ça me rend dingue, mais quand ils s’arrêtent, alors là, je peux pas vous dire…
— Eh bien, tant mieux, me dis-je in petto.
Mon gentil chauffeur s’insère brutalement dans la file de gauche, celle du vulgus pecus, et, en dépassant le véhicule scandaleux, il lance à l’attention des hommes bleus :
— Pas fini d’emmerder le monde, les plombiers ?
Comme les vitres de la Toyota Prius sont toujours relevées, les plombiers continuent à vaquer sans remord.

Nous avons dépassé les Gobelins. Mon expérience humaine va bientôt s’achever, de même que mon article.
Vers le milieu de la côte de la rue Claude Bernard, il existe un feu de circulation plutôt mal placé. Il ne se voit pas très bien, au point qu’il m’est arrivé à moi qui suis pourtant du quartier de le brûler ou tout comme.
Ce feu, je le vois, il approche, il est vert, la Toyota Prius roule, le feu est orange, la Toyota Prius roule. Un piéton s’apprête à traverser. La Toyota Prius roule. Je n’y tiens plus, et tout ce que j’arrive à articuler, c’est :
— ‘ttention, le feu !
C’est peu mais ça suffit pour que le chauffeur freine brutalement et s’arrête pile devant un homme à valise à roulettes, statufié par la terreur sur le passage-piétons.
L’homme a recouvré ses esprits, mais il n’est pas content. Il le fait savoir en agitant les bras de manière désordonnée et en invectivant le taxi. A travers les vitres relevées, on entend très bien :
— Non mais, ça va pas, connard ? T’es cinglé ou quoi ?
— Bon, ça va, ça va, grommelle mon taxi  en direction du piéton
Après avoir tourné deux fois son index au contact de sa tempe, l’homme et sa Samsonite poursuivent leur route vers un autre destin que celui auquel ils viennent d’échapper. La Toyota Prius reprend sa montée vers la rue Gay-Lussac. Deux secondes plus tard, mon chauffeur me regarde dans son rétroviseur et me dit :
— C’est pas croyable ce que les gens sont agressifs. Vous trouvez pas ?

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