Sacrée soirée (11)

11

Sidérée par ma répartie sans appel, la table a replongé le nez dans son assiette, tandis que la fausse chinoise me regarde en haussant les épaules. À l’autre bout de la table, je vois Anne qui me regarde en soupirant et en secouant la tête de droite à gauche. Est-ce pour me faire comprendre qu’elle aussi, elle trouve cette pauvre Kris bien naïve ? Ça doit être ça, c’est surement ça. C’est bon de se sentir soutenu par sa chère et tendre. C’est rare, mais c’est bon. Mais je ne veux pas écraser mon adversaire, alors, avec élégance, je change de conversation. Justement Françoise repasse avec l’entrée.

— Il est vraiment très bon, votre foie gras, Renée, dis-je en me resservant.

Marcelle reprend la balle au bond :

— Vraiment excellent. C’est vous qui l’avez préparé ?

— Une merveille, ma chérie, confirme Anne.

Et s’engage alors entre les trois femmes une conversation décousue sur les différentes variétés de foie gras, les façons de le préparer, de le présenter… Passionnant !  Quant à la mère Wu, elle s’est tournée ostensiblement vers Charles, si bien que je ne vois plus que son large dos. Elle a dû lui demander quelque chose d’aussi subtil que « Alors comme ça, vous écrivez ? » Du coup, il s’est lancé dans un exposé détaillé de sa carrière, « La vie et l’œuvre de Charles Langlois par lui-même » ! C’est drôle comme jamais personne ne me demande de raconter la mienne, de carrière. J’en aurais pourtant des choses à dire ; sur la réalité du courtage, par exemple ; parce qu’être courtier, ce n’est pas du tout ce qu’on croit. Mais personne ne demande jamais. Quant à Charles il raconte modestement sa montée à Paris, ses débuts comme pigiste à l’Aurore, les chambres de bonne, la vache enragée, les premiers poèmes, puis un premier roman, « La Quille », refusé partout, le retour piteux à Toulon, les petits boulots pour survivre. Ce qu’il raconte est tellement cliché que c’en est écœurant. Mais ça a quand même l’air d’intéresser sa voisine. Sans s’exclamer à tout bout de champ comme le ferait n’importe quelle pimbêche, elle parait écouter attentivement ; de temps en temps, elle demande une précision, elle rit brièvement, et l’autre, ravi, en rajoute. Ma parole, elle lui fait du gringue, à l’écrivain ! Et elle redemande de l’anecdote littéraire, des sources d’inspiration et de l’angoisse de la page blanche…  Incroyable ! Enfin, si Charles veut se faire le Sumo, je le lui laisse. Et voilà qu’Anne qui a fini de parler cuisine s’intéresse à son tour à l’histoire de l’écrivain maudit. De leur côté, Renée et le médecin sont entrés dans une discussion à mi-voix, tandis que François fait des efforts pour s’intéresser à la vie quotidienne d’un maire de banlieue.

Comme je ne trouve d’occasion de m’immiscer dans aucune de ces conversations, j’écoute Charles continuer son épopée tout en affectant d’être plongé dans des pensées d’un ordre supérieur. Pour ça aussi, j’ai une méthode : je découpe soigneusement un morceau de foie-gras, ou de saumon, ou d’asperge, ça dépend du diner, je le porte lentement à ma bouche et je le mastique distraitement, longuement, en fixant d’un œil vague un point situé trente centimètres au-dessus de la tête de mon voisin d’en face, en l’occurrence, Charles. Comme ça, les gens peuvent imaginer que j’ai des pensées supérieures ou alors que je déguste attentivement le hors d’œuvre. C’est comme ils veulent.

Charles a changé de ton. De la modestie à la limite du misérabilisme, il est passé à l’humour pour raconter sa réussite : son deuxième roman, « Le Bosco », trois ans d’écriture, la plupart du temps la nuit dans sa camionnette de vigile sur le parking du Carrefour de Hyères, l’envoi à dix-huit maisons d’édition, les refus automatiques, ou les aimables regrets, et puis, un an plus tard, le coup de fil d’un éditeur, le prix du premier roman, le tourbillon du succès, Paris à nouveau…

—C’était il y a trente ans, soupire Charles mélancoliquement, trente ans !

J’avais bien vu que, depuis quelques minutes, tout en écoutant Renée lui débiter tout ce qu’elle pouvait savoir sur le cinéma, Longchamp cherchait à suivre en même temps la conversation de Charles. C’est au moment où Charles pousse son soupir mélancolique qu’il intervient :

— Ah ! Le Bosco ! C’est vous qui avez écrit Le Bosco ! Ah, mais je ne savais pas. Je l’ai lu quand j’étais gamin, vous savez. J’avais adoré. Les cargos, les Indes, les tempêtes… formidable.

—Oui, dit Charles, ravi. J’avais moi-même éprouvé beaucoup de plaisir à l’écrire.

—Mais dites-moi, Charles, poursuit le comédien, je crois me souvenir qu’il y a deux ou trois ans, on disait que la Fondation Joseph Conrad vous avait intenté un procès, justement à propos du Bosco.

Tiens donc, Conrad ! Il y aurait du plagiat dans l’air ? Il commence à me plaire, le François.

— Oh là là ! Mais cette histoire remonte à plus de cinq ans, répond Charles d’un air amusé. Vous savez, c’est totalement infondé. Quelques similitudes seulement avec La Ligne d’ombre… le hasard, un pur produit du hasard. Vous savez, quand on raconte des histoires de marin dans les mers de Chine, il y a forcément des rencontres littéraires. Mais je peux vous assurer que je n’ai jamais rencontré Conrad. Je le regrette, d’ailleurs. Ah ! Ah !

Ah ! Ah ! C’est ça, oui ! Ah ! Ah ! Il a l’air bien embêté quand même, le grand écrivain. Depuis le temps que je n’ai rien dit, je trouve que c’est le moment de mettre mon grain de sel :

— D’ailleurs, vous avez gagné le procès, non ?

— Pas encore, pas encore. Vous savez, les procès qui touchent à la propriété intellectuelle sont extrêmement longs. Je vais gagner, dans deux ans, dans trois, mais je suis certain de gagner. Voyez-vous, je suis sûr de ma bonne foi, j’ai ma conscience pour moi et j’ai toute confiance en la justice de mon pays.

Ben voyons ! Moi, c’est quand un type me dit qu’il a confiance dans la justice de son pays que je commence à douter de lui. Mais Conrad, je ne connais pas bien, j’en ai juste entendu parler, alors je préfère me taire. Mais Longchamp reprend le flambeau :

La Ligne d’ombre, vous dites… Il me semblait pourtant que les journaux avaient parlé d’extraits de plusieurs romans de Conrad carrément insérés dans votre Bosco… La ligne d’ombre, mais aussi Typhon, La Folie de je ne sais plus qui…

Ça m’amuse d’en rajouter un peu aussi :

— Ah oui, Typhon ! Je crois bien que j’avais lu ça quelque part, moi aussi.

Depuis que François l’avait laissée toute seule avec son histoire du cinéma pour se mettre à titiller Charles, Renée n’avait pu qu’assister à ce qui allait bientôt tourner à la franche engueulade. Pour tenter d’enrayer la machine infernale qui risquait de faire exploser sa soirée, il fallait qu’elle intervienne, et vite.

— Écoute, Gérald, me dit-elle d’un ton excédé, je connais Charles depuis plus de dix ans. Alors s’il te dit qu’il n’y a rien de fondé dans tout ça, il faut le croire. Je ne vois pas pourquoi tu insistes comme ça. C’est ridicule, à la fin !

Et voilà ! C’est à moi qu’elle s’en prend, comme par hasard. C’est le bellâtre qui a commencé et c’est moi qui me fais engueuler. Ça me rend dingue, moi, ce genre de truc. Alors, j’éclate :

—Ah ben, ça alors ! Mais ce n’est pas moi qui…

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Une réflexion sur « Sacrée soirée (11) »

  1. Je ne vais pas commenter mon propre texte, mais je suis obligé de faire cette manœuvre pour être informé de l’arrivée des commentaires à valider.
    Merci la technique…

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