Sacrée soirée (9)

9

De taille moyenne, elle porte une ample blouse noire, un pantalon moulant noir qui s’arrête à mi mollet — je crois que ça s’appelle un legging, mais je n’y connais rien — et de grosses chaussures noires du genre Rangers avec une énorme semelle débordante jaune. Ses cheveux très noirs, coiffés à la Play-Mobil, encadrent un visage très pâle. Ses lèvres minces ne portent aucun maquillage. Elle n’a pas de sac mais elle serre dans sa main gauche un gros portefeuille noir et un iPhone arc en ciel presque aussi gros. Porté en sautoir, ce qui ressemble à une chaine de vélo en or pend à son cou. Mais ce qui frappe chez elle, ce n’est pas la chaine de vélo ni les invraisemblables semelles de ses Rangers, c’est que, d’où qu’on la regarde, chez elle, tout est rond : son crâne, son visage, ses yeux, son nez, mais aussi ses épaules, son buste… La blouse qui tombe toute droite à partir de sa poitrine a du mal à dissimuler la rondeur impressionnante de son ventre. Quant au pantalon, il ne cache rien de la forme callipyge de ses cuisses et de ses mollets. On dirait un personnage de manga japonais qui aurait été dessiné avec un compas. Il doit y avoir déjà quelques temps déjà qu’elle a dépassé le quintal.

—Et voici Christiane, claironne Renée, triomphale. Nous allons pouvoir passer à table. Il faut lui pardonner son retard, explique Renée tout sourire. La pauvre m’expliquait dans l’entrée qu’elle avait eu un problème de dernière minute pour faire garder son fils Marc-Antoine.

—Pas mon fils, mon chien… Marc-Antoine. Je n’ai pas d’enfant, Dieu merci !

—Marc-Antoine ? C’est un chien ? demande Renée, stupéfaite. J’ai toujours cru…

—Un Koochie d’Afghanistan, l’interrompt Christiane. Quatre-vingt kilos, quatre-vingt-dix centimètres à l’encolure… une bête splendide. Il vous tue un mouton en moins de trois secondes… il déteste les moutons.

—Mon Dieu ! s’exclame Anne malgré son athéisme intransigeant.

—Il n’aime pas beaucoup les gens non plus, poursuit Christiane. C’est pour ça que j’ai du mal à trouver quelqu’un pour garder Marc-Antoine quand je sors le soir.

—Mais vous ne pouvez pas le laisser seul ? demande Marcelle.

— Impossible ! Marc-Antoine ne supporte pas la solitude. Ça le rend neurasthénique. Après, j’en ai pour deux jours à lui remonter le moral.

— Même si vous lui apportez un mouton ? demande Marcelle avec une petite pointe d’ironie.

Christiane ne semble pas apprécier.

— Bien ! dit Renée qui désire couper court au malaise naissant. Christiane, je crois que vous ne connaissez personne, ce soir ? Alors, dans le désordre, laissez-moi vous présenter Marcelle, maire de Gentilly, c’est bien ça, Marcelle ? Ah ! Ah ! André qui est médecin, François Longchamp, que vous connaissez surement, et mon vieil ami Charles. Charles écrit. J’aime beaucoup ce qu’il fait. Et là-bas, près de la fenêtre, Gérald, courtier en je ne sais pas quoi, Ah ! Ah ! et enfin Anne, sa charmante épouse.

Pendant ce tour de salon, Christiane s’est contentée de hocher la tête en direction de chacune des personnes qu’on lui présentait.

— Christiane, continue Renée d’un ton enjoué, voudrais-tu expliquer à mes amis ce que tu fais dans la vie.

— Eh bien, disons que je suis créatrice chez Cottard. Voilà, c’est tout.

—Cottard ? Mais c’est du haut de gamme, ça, il me semble bien, dis-je en me rapprochant du centre de la pièce. Et, créatrice chez Cottard, c’est un bon job, ça ?

Aujourd’hui, tout le monde dit « job ». Je trouve ça ridicule… mais il a bien fallu que je m’y mette. Alors, je dis « job ».

— C’est intéressant, répond la grosse, négligemment.

— Mon pauvre Gérald ! s’apitoie Renée. Tu ne vois pas que Christiane te fait marcher. Évidemment, tu es un homme et tu ne connais pas grand-chose à la mode. Je suis certaine que Marcelle et Anne ont déjà compris que Christiane, c’est Kris Wu, la plus en vogue des créatrices de mode depuis dix ans.

Et bien sûr, voilà Anne qui embraye aussitôt :

— Excusez-le Christiane. L’art de la mode et, je dois dire, l’art en général sont des notions qui échappent totalement à Gérald. Tout ce qu’il sait de la Maison Cottard, c’est probablement son chiffre d’affaires et le nom de son assureur. Ainsi, Kris Wu, c’est vous ?

— C’est moi, répond Christiane platement.

À ce moment, j’entends Charles qui me murmure à l’oreille : « en chair et en os… »

Par chance, quand j’entends cette vanne, je suis en train de boire une gorgée de whisky et j’arrive à dissimuler mon éclat de rire derrière une toux irrépressible.

— Excusez-moi ! J’ai fait une fausse route, dis-je des larmes plein les yeux

— C’est ça, continue Charles à voix basse, et elle, c’est une fausse maigre.

J’explose à nouveau et je retourne à ma fenêtre en toussant, plié en deux.

— Ça ne va pas, Gérard ? me demande Charles. Vous avez besoin d’un médecin ? Vous savez, une fausse route ça peut être dangereux. N’est-ce pas André ?

De son côté, l’acteur reprend la conversation.

— Tout le monde a entendu parler de Kris Wu, la reine de la mode, mais c’est curieux, je ne vous imaginais pas comme ça, dit-il en s’adressant au poussah.

— Et comment me voyiez-vous donc ? demande Christiane sur un ton de défi.

Longchamp hésite, embarrassé. Il a dû se rendre compte du piège où il allait tomber.

— Je ne sais pas, moi ; plus… moins…  bredouille-t-il

Moins grosse, c’est évident. C’est bien ça que tu penses, crétin, moins grosse… Comment peut-on être dans la mode féminine et être aussi grosse ? Tu vas le dire, bougre d’andouille, qu’on rigole un peu. Grosse ! Grosse ! Grosse ! Allez, dis-le ! Un petit effort !

— Moins quoi ? Plus quoi ?  Dites-le donc, insiste l’énorme.

—Plus asiatique, voilà ! explose l’imbécile, soulagé. Plus asiatique, c’est ça ! Wu, c’est asiatique, non ? demande Longchamp, tout heureux de s’être sorti du piège.

— C’est chinois, de la province de Gansu, répond froidement la grosse Kris.

— Et vous êtes de là-bas ?

Mais Renée qui commence à trouver que tout ça risque de mal tourner, empêche la créatrice de répondre en intervenant.

— Écoutez, mes chéris ! Françoise vient de me faire signe : il est temps de passer à table. Allons-y, voulez-vous.

Sur ce, elle s’envole vers la pièce voisine et d’un geste large elle ouvre sa porte à deux battants. Puis, dans un froufrou joyeux, elle pénètre dans la salle à manger. Je pense qu’à cet instant, Renée se prend pour la Dame aux Camélias, sans la tuberculose, bien entendu. Il est neuf heures et demi et je crève la dalle.

A SUIVRE

 

2 réflexions sur « Sacrée soirée (9) »

  1. En effet ce blog est de moins en moins PC
    !
    Glossophopie à présent…
    On adore!
    Encore 20 morceaux de bravoure de ce genre…on a hâte !

  2. La description de Kris Wu alias Christiane, ou vice-versa, au premier paragraphe fera date.

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