Le Cujas (74)

Chapitre 10 – Dashiell Stiller
Huitième  partie

(…) 4- Dès le début mai, la conquête du Nid d’Aigle ne présentait plus d’intérêt stratégique ni même tactique, la résistance allemande ayant pratiquement disparu depuis l’annonce de la mort d’Hitler. Il s’agissait donc, tant pour les Américains que pour les Français d’un acte purement symbolique, destiné sans doute à contrebalancer la prise de Berlin par les troupes russes. Sans sous-estimer l’importance de ce symbole, on peut regretter que l’esprit de secret et de rivalité qui a régné entre les deux armées à cet instant de la guerre ait créé les circonstances qui ont conduit à ce tir ami indirectement mortel.

A Berchtesgaden, le 7 mai 1945
Cpt Derek Bronski

*

En lui donnant une copie du rapport d’enquête, le sergent Yanichewski croyait sincèrement que sa lecture calmerait le remord de Dashiell. Il ne se doutait pas qu’au contraire, elle allait le plonger dans un désespoir encore plus profond.

Dashiell a pu enfin se retirer dans sa chambre et il s’est mis à lire le rapport Bronski. Quand il en est arrivé au passage qui lui révélait l’identité des deux victimes de l’accident, il a rejeté les feuillets loin de lui. Sa poitrine s’est vidée d’un coup. Incapable de reprendre son souffle, il a senti le froid l’envahir. Quand il a pu respirer à nouveau, une bouffée de chaleur lui est montée au visage. Il regardait le petit paquet de feuilles qui avait glissé sous la table. Il ne fallait pas qu’il y touche. Tout le temps qu’il n’y toucherait pas, il pourrait espérer, croire qu’il avait mal lu le nom de l’officier ou qu’il l’avait imaginé. D’ailleurs, Cooper avait parlé seulement d’un lieutenant Bompar. Quel point commun pouvait-il y avoir entre ce Bompar de Colmont et le Colmont qu’il avait rencontré à Strasbourg ? C’est connu que les Français font toute une histoire avec les noms à tiroirs de leurs aristocrates, que c’est à n’y rien comprendre. Colmont… Bompar… Bompar de Colmont… des noms différents… des noms qui n’ont rien à voir… des hommes différents…

Pourtant les similitudes ne pouvaient laisser aucun doute. Colmont, Bompar de Colmont, tous les deux prénommés Antoine, tous les deux lieutenants, français, dans la 2ème DB, dans ce même coin d’Allemagne, au même moment… la coïncidence était impossible ! Dashiell devait se rendre à l’évidence : il ne pouvait y avoir qu’un seul Colmont, celui avec qui il avait passé une nuit à discuter deux mois plus tôt près de Strasbourg, un seul Colmont, et c’était celui qu’il avait tué, Antoine de Colmont.

*

C’était à Strasbourg, au mois de février. Il faisait beau et tout paraissait neuf. La ville n’avait été libérée que trois mois plus tôt, mais déjà la guerre y semblait finie, oubliée. Et pourtant, moins d’une semaine auparavant, on se battait encore à Colmar ; et pourtant, les armées alliées n’avaient pas encore traversé le Rhin ; et pourtant, l’Armée allemande faisait mieux que résister, elle contre-attaquait. Mais dans les rues de Strasbourg, tout était propre, nettoyé, briqué. Presque toutes les traces de la guerre et de la présence allemande avaient été effacées, repeintes ou démolies.

Dashiell avait passé une partie de la matinée à se promener le long des canaux de la Petite France. À présent, il était debout devant la cathédrale rose. Les cloches sonnaient une longue mélodie compliquée. Venant de toutes les rues avoisinantes, des gens se hâtaient vers la cathédrale. A travers le portail ouvert et malgré la musique des cloches, on pouvait entendre les vagues sonores des grandes orgues. Dashiell restait là, ébloui par la beauté du frontispice, charmé par la clarté du ciel, attendri par la précipitation joyeuse de ces familles vers la messe. Il s’approcha de quelques mètres et se planta à l’entrée de la cathédrale pour mieux entendre la musique. Élevé dans une famille juive non pratiquante, Dashiell éprouvait une sorte d’indifférence tolérante pour les religions en général, ce qui ne l’empêchait pas d’être particulièrement impressionné par l’apparat des cérémonies catholiques. La puissante musique qui émanait de la cathédrale l’attirait, mais il n’osait pas entrer. Agnostique, étranger, en tenue de combat… Est-ce qu’il n’allait pas déranger ou même choquer tous ces braves gens qui s’étaient si bien habillés pour l’occasion ?

— Vous n’entrez pas ?

C’était un lieutenant, lui aussi… un Français. Il se tenait à côté de Dashiell, souriant.

— Vous n’entrez pas ? Vous avez l’air d’apprécier les grandes orgues pourtant… On entend bien mieux à l’intérieur, vous savez.

— Je n’ose pas vraiment… je ne sais pas si… c’est une église catholique et je ne suis pas ….

—Mais quelle importance, mon cher ? Je vous assure que vous pouvez entrer. Tenez, je vous accompagne. Monsieur… Monsieur ?… ah ! oui, je lis sur votre pochette : D. Stiller. Monsieur Stiller ! C’est bien cela ? Colmont, enchanté ! Venez Stiller, nous allons écouter ce Te Deum ensemble.

Et le prenant par le coude, Colmont l’avait conduit à l’intérieur de la cathédrale.

*

Deux heures plus tard, ils sont attablés tous les deux face à face à la Maison Kammerzell. On les a installés dans un petit coin du rez-de-chaussée, près de la porte d’entrée. De là, ils peuvent voir passer tous ces gens qui, à peine sortis de la cathédrale, profitent de ce beau dimanche et de leur nouvelle liberté pour venir prendre en famille un repas de fête. Et ils voient arriver sur les tables voisines ces plats fumants, couverts de saucisses, de choucroute, de gibier et de poissons, et ces bouteilles de vin effilées et ces chopes de grès vernissé.

— Il ne faut pas que ça vous étonne, explique Antoine. Pendant presque toute la guerre, Strasbourg n’a pas connu le manque de nourriture. Au contraire, les Allemands tenaient particulièrement à ce que Strasbourg annexée ne manque de rien. Alors, ils ont fait en sorte que la ville soit toujours approvisionnée, tout au moins jusqu’au mois de juin dernier. Par contre, les habitants ont dû supporter une sévère défrancisation : interdiction de parler français, changement des noms de rue et même de certains noms de famille… et surtout, depuis 42, l’enrôlement obligatoire des hommes en âge dans l’armée allemande. Aujourd’hui, c’est fini ; alors ils sont heureux. Regardez-les ! C’est beau, non ?

Dashiell n’a pas très faim, mais pour être aimable, il a bien voulu qu’Antoine commande du foie gras et du pain. Il a refusé le vin mais il a accepté une bière à la pression. Tout à l’heure, à la sortie de la messe, ils ont évacué les questions militaires. Les hommes qui ont connu la guerre n’aiment pas en parler. En quelques phrases courtes, Dashiell a raconté Utah Beach et Carentan, la Hollande et puis Bastogne. Il est maintenant au repos avec sa compagnie à Haguenau. C’est de là qu’il est venu en permission pour voir Strasbourg et sa cathédrale. Antoine, lui, a seulement expliqué qu’il avait rejoint l’Armée de Lattre trois jours après le débarquement de Provence et qu’avec elle, il avait remonté la vallée du Rhône, participé à la libération de Lyon, qu’il s’était battu dans les Vosges, puis en Alsace. Il y avait seulement quelques jours, il était encore face aux Allemands devant Colmar.

— Colmar, c’est une très jolie petite ville, précise Antoine d’un ton plus léger. Ce n’est qu’à une soixantaine de kilomètres au sud d’ici. Il faudra que vous y alliez un jour. Les Allemands en avait fait un point de résistance et de contre-attaque. Avec les Américains, on a attaqué sans arrêt pendant trois semaines. C’est là que j’ai été muté dans la 2éme DB de Leclerc pour remplacer un lieutenant qui venait d’être blessé. Pour le moment, on est au repos à Strasbourg, mais ça ne va pas durer. On va bientôt entrer en Allemagne. Vous aussi, sûrement, c’est inévitable…

Vers quatre heures, ils sont enfin sortis du restaurant. Dashiell se sentait un peu ivre, un peu lourd, car bien sûr, après lui avoir fait goûter au foie gras, Antoine avait insisté pour commander quelques cuisses de grenouilles, une assiette de cervelas et une bouteille de gewurztraminer. Mais c’était la première fois depuis longtemps que Dashiell se sentait reposé, en sécurité, en paix, la première fois qu’il prenait tout le temps de déjeuner, de parler d’autre chose… La ville était belle, le temps était beau, les gens dans la rue lui souriaient. Tout à l’heure, au restaurant, toute une famille était venue les saluer à leur table, eux, les deux soldats, l’américain et le français. Seul le grand-père avait parlé, mais les autres les regardaient avec intensité. Il avait juste dit : « Merci… merci d’être venus… je… je veux… ». Ému, à court de mots, il avait baissé les yeux et entraîné sa famille vers la sortie. Arrivé à la porte, en se retournant, il avait encore dit deux fois « Merci… » C’est drôle, avait pensé Dashiell, ce « Merci d’être venus », cette formule toute faite qu’emploient tous les restaurateurs du monde quand ils saluent votre départ, c’est drôle comme ces mots avaient pris ici une importance énorme : « Merci d’être venus… nous savons que vous auriez pu ne pas venir, que vous auriez pu rester chez vous à faire vos affaires… mais vous êtes venus, pas que pour nous, bien sûr, mais aussi pour nous, alors merci d’être venus. »

— Dites, mon vieux, a demandé Antoine, vous êtes ici pour quelques jours encore, non ? Ce serait idiot que vous alliez coucher n’importe où, dans un quelconque mess américain ou dans un hôtel réquisitionné. Je vous invite à Obernai, chez mes cousins, les Wendling. On passe à la gare prendre votre sac et on y va. C’est à trente kilomètres d’ici. Ce sont des gens que j’aime beaucoup. Ils m’ont même prêté une voiture. Le seul problème, c’est que c’est une Mercedes ! Blague à part, ils seront ravis d’avoir chez eux un officier de la glorieuse armée américaine. Allez, zou ! On y va.

Emporté dans ce tourbillon de vin, de soleil et d’amitié, Dashiell s’est laissé faire.

A SUIVRE

 

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