Le Cujas (39)

Quand j’arrivai au château le jour suivant, Madame de Colmont n’y était pas. J’étais désolé, mais sur l’assurance que je pourrai la voir dès le lendemain, je surmontai ma déception et je me consacrai complètement à Antoine et à ses jeux d’enfants. Ce fut une journée tout aussi extraordinaire que celle de la veille. Hier, je découvrais le grand amour et aujourd’hui, mon meilleur ami…

C’est aussi ce jour-là que j’ai rencontré Isabelle, Isabelle de Prosny, une cousine d’Antoine qui habitait en ville, à Aix. Ils ont fini par se marier, tous les deux. C’était prévisible : amis d’enfance, cousins éloignés, sang bleu… Pendant des années, jusque vers l’âge de quinze, seize ans nous avons passé presque tous les étés ensemble.

Chapitre 8 – Georges Cambremer

Deuxième  partie

Antoine était très différent de moi. À vrai dire, j’étais plutôt aventureux, casse-cou, inconscient, emporté et, je dois le dire, aussi un peu vantard, et si j’aimais lire comme l’avait déclaré ma mère à Madame de Colmont, c’était surtout des romans d’aventures, Les Cinq sous de Lavarède, Vingt-mille lieues sous les mers, Fantômas, ce genre de choses. Au contraire, Antoine était calme et réfléchi. Il avait un an de moins que moi, il ne courait pas vite, il n’aimait pas jouer au football et il ne savait pas qui était Fantômas. Par contre, il lisait déjà Rimbaud, Stendhal et Corneille. Eh oui, Corneille ! Le Cid surtout… vous savez, les âmes bien nées, la valeur qui n’attend pas le nombre des années… Et pourtant, il grimpait aux arbres bien mieux que moi. Il faut dire qu’il avait construit lui-même une incroyable cabane dans un chêne gigantesque. Antoine était très fier de me dire que son arbre avait mille ans. Quand j’y pense aujourd’hui, je réalise que cette cabane était un véritable chef d’œuvre. Tout d’abord, elle était si haut perchée qu’il était impossible de la voir depuis le sol. Ensuite, parce que son accès était impossible aux non-initiés : le fût du chêne était trop gros pour qu’on puisse y grimper en l’enlaçant et ses premières branches étaient trop hautes pour qu’on puisse s’y accrocher. Le Sésame, c’était le tronc d’un sapin. Antoine en avait coupé les branches pas tout à fait à ras. Il le gardait caché dans les hautes herbes. La technique, c’était d’appuyer le tronc du sapin contre une certaine branche basse du chêne. On pouvait ensuite monter facilement à cette échelle naturelle et accéder au cœur de l’arbre. De là, on rejetait l’échelle dans les hautes herbes et on était isolé du reste du monde. La suite de l’ascension était facile. Il fallait juste résister au vertige. Une fois là-haut, c’était le paradis. D’ailleurs, j’y pense, c’est comme ça qu’il l’appelait, sa cabane. Il disait :  » On monte au Paradis ?  » ou bien :  « Le plancher du Paradis est en train de pourrir. Il va falloir monter des planches ». Nous en avons passé des heures, dans son Paradis, au milieu de ses bouquins et de ses jeux de société…
Mais je vous ennuie avec mes histoires de gamin. Je suis là, à m’attendrir sur des souvenirs d’enfance. Ce n’est pas pour ça que vous êtes venu me voir…

Je me demande bien pourquoi ça vous intéresse. Cette photo, c’est un prétexte, n’est-ce pas ? Vous êtes en mission pour votre journal ? Vous faites une enquête sur la mort d’Antoine ? Je me trompe ?

Vous ne répondez pas à ma question ? J’ai touché juste n’est-ce pas ?

Ah, décidemment mon cher, vous êtes trop mystérieux ?  Enfin, je n’insiste pas. Parlons donc d’Antoine.

Nous avons passé plusieurs étés comme ça à Vauvenargues, Antoine, Isabelle et moi. Et puis, les Colmont sont venus vivre à Paris dans leur hôtel de la Rue de l’Université. Ils voulaient qu’Antoine aille au Lycée Henri IV. Je crois que c’était en 27. Oui, c’est cela. C’est l’année où je suis entré en seconde à Janson de Sailly. A partir de ce moment, Antoine et moi, nous avons passé ensemble tous nos jeudis après-midi. Les usages étaient bien établis : un jeudi sur deux, le chauffeur des Colmont déposait Antoine en bas de chez moi — j’habitais avenue d’Eylau — et le jeudi suivant, c’était moi qui me rendais rue de l’Université à vélo. Nous commencions toujours par jouer au train électrique ou à je ne sais quel jeu de société, mais ça ne durait jamais longtemps. Très vite, sous n’importe quel prétexte, nous laissions tout en plan et nous nous mettions à discuter des choses de la vie, entre hommes ! À cette époque, j’avais une très nette tendance à trouver que tout le monde était idiot, et je le disais très fort ; les professeurs, les camarades de classe, les cousins, les cousines, tout le monde était idiot, ou froussard, ou faux-jeton, tout le monde, sauf les parents. Antoine, c’était tout l’opposé. Ce n’est pas qu’il aimait ses professeurs ou ses camarades de classe, mais ils ne l’intéressaient pas. Il n’en parlait pratiquement jamais et quand il le faisait, c’était de façon détachée, sans porter de jugement sur eux, comme s’ils étaient… comment dire ?… des sortes de figurants dont il fallait bien tenir compte mais sans réelle existence, presque des plantes, des objets. C’était surprenant chez un type de son âge, cette façon de voir les choses. Ce qui était surprenant aussi, c’est qu’à treize ans, il avait déjà une culture impressionnante. Dans nos discussions, quand je lui disais Tom Mix ou Tour de France, il me répondait Rimbaud ou Rocroi. Ça doit être pour ça que l’on s’entendait bien.
Nous ne nous voyions jamais pendant les week-ends : le dimanche était réservé à la famille et le samedi après-midi, j’allais jouer au foot au Bois de Boulogne avec les garçons d’un patronage. J’avais bien essayé d’y entraîner Antoine, mais sans succès. Pourtant, un jour, il avait fini par accepter d’assister à l’un de nos matchs. Il pleuvait. Nous, les joueurs, nous étions trempés, couverts de boue, surexcités, heureux… Lui, je le vois encore nous observer, à l’abri dans la limousine familiale. C’est à peine s’il en avait entr’ouvert la vitre. A la fin de la partie, il était venu jusqu’à moi sous son parapluie pour me dire qu’il avait trouvé le spectacle assez ennuyeux et carrément vulgaire et qu’il était surpris que je me plaise à ce pugilat braillard que nous appelions du sport.

A SUIVRE 

Bientôt publié

1 Mar, 07:47 Machine à voyager dans le temps
2 Mar, 07:47 Boris, Mikhaïl, Spitz et moi

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