Dans la lumière des phares

Réédition

Novembre 1950. Je viens d’avoir huit ans. On m’a installé comme d’habitude sur la banquette arrière de la 203. Mon père conduit et son ami Eugène est à côté de lui. Ils fument sans arrêt. Ce soir, nous coucherons à Sully. Nous chasserons demain à Coullons. J’ai l’habitude de ce parcours et, pour moi, il est interminable. Je m’endors dès la porte de Châtillon.

Coup de frein, les portières avant s’ouvrent à la volée et les  deux hommes descendent précipitamment. L’air froid pénètre dans la voiture. Je suis parfaitement réveillé. Dans la lumière des phares, je ne vois d’abord que les hautes branches des platanes qui bordent la route, et puis j’entends des cris.

Une voix de femme: « Arrête, arrête, j’suis enceinte, j’suis enceinte! »

Je me redresse sur la banquette et je vois se découper sur le fond noir de la nuit dans le double cône des projecteurs une scène irréelle et violente : devant notre voiture , une autre voiture est arrêtée, au milieu de la chaussée, portières ouvertes. Entre les deux voitures, un petit homme tient une femme par les cheveux et brandit le poing. La femme se débat et crie. « Arrête!, arrête ! j’suis enceinte, j’suis enceinte ! »

Eugène et mon père marchent vers le couple. Leurs dos me paraissent forts et rassurants, invincibles. L’inconnu s’immobilise sans lâcher la femme pour faire face aux arrivants et semble discuter avec eux. Le ton monte. Je n’arrive pas à comprendre ce qui se dit. Mon père attrape l’inconnu pour l’immobiliser, mais il prend un premier coup. Il lâche prise. Eugène, dont la corpulence m’a toujours impressionné, frappe à son tour. Déséquilibré par le coup, tout le groupe vacille hors de la lumière des phares et disparait dans le noir. Je n’entends plus rien. Je n’ose pas sortir de la voiture. J’écoute intensément. Plus aucun bruit. Je suis passé de l’excitation à l’inquiétude, et, maintenant, de l’inquiétude à la peur, de la peur à l’angoisse.

J’imagine un guet-apens, des bandits, cachés dans le fossé, mon père est mort, Eugène aussi, ils sont en train de les voler, ils vont venir me chercher.

Je suis figé sur la banquette. J’ai bien trop peur pour pouvoir pleurer.

Un temps infini passe. Une chouette hulule de temps en temps.

Un bruit derrière la voiture, un bruit de pas, sur la route. Je suis mentalement recroquevillé. Une ombre, deux ombres, deux masses, une de chaque côté de la voiture.

La première s’assied au volant. C’est mon père. Eugène reprend sa place de passager. Ils rient. Je fonds en larme.

Le petit homme et la femme remontent dans leur voiture. Elle démarre et disparait derrière la côte.

Nous repartons aussi. Un peu plus tard, mon père m’explique qu’au cours de la bataille, ils ont roulé tous les quatre dans les hautes herbes au bas d’un grand talus. Quand ils se sont retrouvés entassés les uns sur les autres au fond du fossé, l’un d’eux a commencé à rire, et puis les autres ont ri aussi et tout s’est arrangé : la bagarre, les coups, la dispute.

Et moi :

-Mais Papa, pourquoi est-ce que la dame elle criait «  j’suis une sainte, j’suis une sainte ! » ?

9 réflexions sur « Dans la lumière des phares »

  1. Ah si chacun y va de son souvenir, alors moi, j’en ai une bien bonne qui va réjouir Lariégeoise.
    Ce soir-là, je quittai mon bureau comme tous les soirs, vers 21 h 30, pressé de rentrer à la maison. Quelques mètres après le carrefour avenue George V et rue Pierre 1er de Serbie, les quatre voitures qui me précédaient s’étaient arrêtées. Aucun feu rouge, aucun obstacle visible ne me permettait de comprendre cette situation contrariante. Je baissai la vitre de ma voiture pour pencher la tête au-dehors et essayer de voir, dans la lumière des phares, ce qu’il se passait. J’entendis alors des éclats de voix et vis un couple traverser l’avenue. L’homme de toute évidence invectivait le conducteur de la voiture et, sans doute piqué au vif par un mot qui lui déplut, se retourna brusquement vers la voiture et lui décocha un coup de pied magistral. Il reprit son chemin quand la portière de la voiture s’ouvrit. En descendit un être à cheveux blonds mi-longs, qui héla le piéton irascible. Celui-ci, pour son malheur, se retourna d’un air menaçant. Il fut surpris en plein élan par le talon de la botte du conducteur qui l’atteignit en plein menton. Il s’étala de tout son long, bras en croix, au milieu du passage protégé de l’avenue George V, sa femme hébétée à son chevet. L’esprit frappeur remonta alors dans sa voiture, redémarra et partit. C’était une femme…

  2. Je m’en souviens aussi, mais impossible de retrouver le nom de l’hôtel, un bel hôtel où nous étions allé prendre un chocolat chaud en fin de journée. Je ne sais pas si j’invente, mais je vois la femme en fourrures.

  3. Curieux je me souviens d’une scène identique qui se passe dans un salon de thé de l’Alpe d’Huez et ou la femme s’est retournée contre son sauveur en le priant de s’occuper de ses « miches »
    Il est vrai que notre cher père et beau père était prompt à secourir les demoiselles en détresse!

  4. Voilà bien posée une question fondamentale : doit-on, a-t-on le droit, est-il moralement et juridiquement acceptable, de juger un événement du passé avec nos principes d’aujourd’hui ? Si l’on se réfère aux rigueurs actuelles, il va falloir brûler environ cinquante pour cent des œuvres d’art obscènes et machistes qui encombrent nos Musées.

  5. Ben oui ! Faut savoir conclure….pour rendre sa lectrice heureuse….

  6. Esprit d’escalier@ merci à Lorenzo de sa remontada d’audimat hier .
    Pour booster la participation de ce jours :vive l’implantation de l’utérus : enfin l’égalité homme femme en vue!!!!!

  7. Bonjour lariégeoise

    Il faut comprendre que même dans une oeuvre aussi colossale que À la recherche du temps perdu, la Bible ou Hygiène de l’assassin, le lecteur ne connait pas tous les tenants et les aboutissants de ou des histoires racontées. Alors, a fortiori, dans un roman normal, une nouvelle ou un texte court du JdC, il faut s’attendre à ce que certaines choses demeurent dans l’ombre, surtout quand ça se passe entre Etampes et Pithiviers un soir de novembre vers 20h30.
    Pour ce qui est du caractère choquant de la scène racontée, il faut se rappeler que la chose se passe en 1950, à une époque où frapper sa femme était chose sinon autorisée, du moins excusable.
    Quand le narrateur de la scène avait huit ans, il n’en savait pas plus que ce qu’il en a raconté et à part s’enquérir de l’éventuelle sainteté de la femme battue, il n’a pas cherché à en savoir davantage.
    Mais pour calmer ta curiosité et ta frustration bien féminines, le narrateur d’aujourd’hui a pu mener une rapide mais efficace enquête dont voici les premiers résultats :
    La voiture du couple était une peugeot 202 construite en 1939. Elle avait échappé aux réquisitions de l’Occupation, car son propriétaire l’avait enterrée discrètement dans le jardinet de son pavillon de la banlieue d’Étampes. Ce soir là, le couple se rendait à sa partie de loto hebdomadaire, qui, comme tous les premiers vendredis du mois, se tenait dans la salle paroissiale de Charmeux les Chambrées, à 17 kilomètres de là, troisième route à droite après le Pont sur la rivière Kwaï. La dispute était née d’un désaccord entre l’homme et la femme sur la question des parts respectives de l’inné et de l’acquis dans l’aptitude à bien jouer de l’épinette. Le fait que la femme était enceinte, (et non une sainte, non mais quel crétin, ce gamin !), n’avait rien à voir dans la dispute.
    Deux mois plus tard, le femme mit au monde des jumelles en parfait état avec l’étui et la lanière en cuir véritable.
    Pour ce qui est des deux preux chevaliers qui avaient volé au secours de la demoiselle (quand même enceinte jusqu’au double menton), au cours de la journée de chasse qui suivit cette aventure, ils tuèrent chacun trois faisans et deux perdreaux, ainsi qu’un cosaque du Don qui cherchait son chemin. Plus tard, ils entretinrent une correspondance suivie avec l’homme à la 202 dont les dix-huit premières années ont été publiées sous le titre « N’habite pas à l’adresse indiquée ».
    Voilà, c’est tout pour ajourd’hui !
    Alors ? Heureuse ?

  8. Frustrée!! Enfin en pleine hystérie dénonciatrice des violences faites aux femmes, tu nous balances une scène inouïe de femme molestée, et puis hop tout le monde en 203 et roule…
    Mais moi jereste sur ma faim :: c’était quoi cette scène de ménage ?Pas d’explication ?
    Ah si je vois c’est le thème du 16h47 : imaginez une femmme tirée par les cheveux ; impunité garantie par la censure…

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