Le Cujas (37)

Hier on s’est baladé dans Sébastopol. Il en reste pas grand-chose, c’est presque complètement rasé. Mais il fait beau et il y a des belles plages pas loin. Pourvu qu’on nous foute la paix encore un peu, parce que j’en ai marre.

Chapitre 7 — Samuel Goldenberg

Dixième partie

Lundi 3 Juillet 1944
J’ai pu encore sauver mon journal de justesse. C’est de plus en plus difficile, parce qu’il commence à être gros maintenant.
Je sais pas ce qu’il leur a pris aux Russes tout d‘un coup. Ils sont venus me chercher dans le camp de Sébastopol et ils m’ont mis dans un bateau avec les menottes. Ah ça ! J’étais plus le petit français courageux qui s’était engagé comme volontaire étranger dans l’Armée Rouge pour aller combattre les nazis. J’étais plus rien, juste un pauvre type qu’on trimballait d’un bateau dans un train, d’un train dans un camion avec une dizaine d’autres pauvres types qui savaient pas plus que moi pourquoi ils étaient là. Mais on a pas tardé à comprendre, vu qu’on a réalisé qu’on était tous des juifs. Voilà que ça leur prenait aussi, aux Russes.
On nous a amené dans un camp je sais pas où et on nous a enfermé dans une baraque sans rien nous dire. Vu que j’avais déjà connu ça, la grande frousse m’a repris. J’ai réussi à écrire un peu, mais je fais gaffe. Qu’est-ce qu’on va encore nous faire ?

Mercredi 30 aout 1944
Là où m’a mis c’est un camp russe. Ça fait deux mois. Je sais pas pourquoi, je sais même pas le nom du camp ni où il est. C’est pas aussi pire que Tréblinka. On mange pas beaucoup mieux mais on nous fait pas trop travailler. On a juste à tenir propres nos baraques et à arracher les mauvaises herbes qui poussent tout autour. Et puis, les Russes cognent moins que les boches et ils ne tuent personne. C’est déjà ça. Mais il y a quand même les barbelés et les miradors.
Il y a trois jours, on nous a fait tout nettoyer, l’intérieur et l’extérieur des baraques, les cuisines, l’infirmerie, les bureaux des gardes, les allées, tout. Ensuite on nous a rassemblé pour nous expliquer qu’on était dans un camp d’attente avant qu’on nous renvoie dans nos pays, que c’était pas possible maintenant parce que la guerre était pas finie, que des officiels allaient venir visiter le camp pour voir si on était bien et qu’on aurait pas le droit de leur parler, juste répondre aux questions et qu’il vaudrait mieux pour tout le monde qu’on dise pas de conneries. Vers midi, il y a trois grosses voitures qui sont arrivées au camp. C’était la Croix-Rouge Suisse. Nous, on les attendait au garde-à-vous depuis deux heures. Ils étaient une dizaine. Ils ont tourné pendant une heure dans le camp à regarder les fleurs devant les baraques et à poser des questions à trois ou quatre d’entre nous et puis ils sont partis déjeuner. On les a jamais revus. Mais au moins on avait appris qu’on allait rentrer chez nous. Mais quand ? J’ose pas espérer pour le mois prochain, mais avant Noël, ça serait bien. On raconte que les Russes seront bientôt à Berlin. Mais les Américains, on sait pas ce qu’ils font. Il y a un bruit comme quoi ils auraient débarqué quelque part en France. Mais on sait pas vraiment. On nous dit rien. Finalement, je me dis que Noël, c’est pas possible. J’en ai marre, j’en peux plus, j’en ai marre, marre, marre, marre, marre, marre, marre, marre, marre, marre, marre, marre, marre, marre, marre, marre, marre, marre, marre, marre.

Mercredi 13 septembre 1944
Je n’y comprends plus rien. Et puis même, est-ce qu’il y a quelque chose à comprendre ? Est-ce que ça sert à quelque chose d’essayer de comprendre ? Est-ce que ça peut servir à prévoir ce qui va arriver ? Est-ce que ça peut aider à sauver sa peau ?
Quand je pense à tout ce qui m’est arrivé depuis deux ans, je vois bien que non. Il n’y a rien à comprendre, rien à tenter, rien à faire. Depuis deux ans, j’ai été trimballé à travers l’Europe comme un tas de linge sale, on m’a enfermé dans des cabanes dont on n’aurait pas voulu pour des cochons, on m’a fait faire des choses dégueulasses, on m’a gueulé dessus, tapé dessus, tiré dessus. J’ai crevé de faim, de froid et de peur. On m’a tué mes deux amis sous mes yeux. On m’a envoyé me battre contre les allemands. J’ai été mitraillé, bombardé. Quand tout ça a été fini, on m’a mis dans un camp pour attendre qu’on m’a dit, pour attendre que la guerre soit finie et qu’on puisse me renvoyer chez moi. Alors, j’ai recommencé à espérer et j’ai attendu.
Et voilà qu’on me reflanque pendant deux jours dans un train à bestiaux, qu’on me renferme dans un nouveau camp, avec des barbelés, des miradors et des mitrailleuses et tout et qu’on m’envoie tous les matins travailler à la mine. On me dit pas ce que j’ai fait pour mériter ça, on me dit pas si la guerre est finie, on me dit rien. On me dit juste « travaille ! ». Douze heures par jour au fond, dans le noir, avec juste une petite loupiote sur la tête. Il fait chaud, c’est humide, c’est sale, c’est crevant et j’ai peur. Chaque matin qu’on descend, l’angoisse me tord les boyaux. Y a même des jours où je vomis. Douze heures par jour, la peur au ventre, à taper sur du charbon, à respirer de la poussière noire et humide. L’horreur. La nuit, je suis trop crevé pour dormir. Tous les dix jours, on a la paie et une journée de repos. La paie, ça permet juste d’acheter un paquet de cigarettes russes dégueulasses, deux boules de pain, une grosse saucisse sèche. Et ça doit nous tenir dix jours.
Y a un autre parisien dans ma baraque. Il est là depuis six mois. Je veux pas savoir son histoire, je veux pas être ami avec lui. J’ai pas envie qu’il devienne mon meilleur ami et qu’on me le tue devant moi. Ça n’empêche pas qu’on se parle de temps en temps. Il m’a dit qu’on était en Ukraine, près de la ville de Stalino et que les Russes viennent de rouvrir les mines de charbon du Dombass et que c’est pour ça qu’ils amènent ici tout ce qu’ils peuvent trouver pour servir d’esclaves, les tziganes et les juifs rescapés des camps, les prisonniers de guerre, les prisonniers politiques et que, putain, on n’est pas près de sortir de là.
J’ai plus envie de tenir mon journal. J’arrête. De toute façon, ça sert à rien. De toute façon, je sortirai jamais d’ici.

Fin du chapitre 7

 

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