Le Cujas (31)

J’ai beau me dire qu’on a pas le choix et que si on veut témoigner un jour il faut vivre et que si on veut vivre il faut faire ce qu’on nous dit, sans ça c’est la moulinette. Mais je sais bien que c’est pas pour ça que je veux vivre. C’est juste pour vivre, parce que dans mon ventre j’ai une peur de chien de crever. Mais c’est terrible ce qu’on fait. J’écrirai plus, c’est fini.

Chapitre 7 — Samuel Goldenberg

Quatrième partie

Mardi 29 juin 1943
J’ai retrouvé mon journal. Je l’avais planqué dans un trou creusé dans le bois de ma couchette. Et puis j’ai arrêté d’écrire comme j’ai dit. L’autre jour j’ai voulu le reprendre mais je trouvais plus la cache. Il y avait plus de trou dans le bois. Incroyable. Et puis j’ai bien réfléchi. Depuis six mois que j’avais pas touché mon journal, les schleus avaient surement fait plusieurs fouilles dans la baraque. S’ils l’avaient trouvé, probable que j’aurais entendu parler du pays. Ils mettaient une balle dans la tête pour moins que ça les salopards. Mais si j’étais toujours là c’est qu’ils avaient rien trouvé. Ils avaient dû seulement déplacer les couchettes. Effectivement, j’ai retrouvé la mienne et mon journal avec à deux rangs de là.
Depuis que Claude est mort, les choses ont pas beaucoup changé par ici, sauf que ça s’accélère. Il doit y avoir deux ou trois mille places dans le camp. Il est bondé mais les trains continuent à arriver et personne de vivant ne sort jamais. C’est qu’ils en tuent autant qu’il en arrive. Et nous on les enterre. Le dégoût de ce que je fais me reprend régulièrement. J’ai le ventre qui se tord, j’ai mal partout, le dos, les jambes, la tête. Le soir je cherche des crosses à tout le monde. Il y a un mois j’ai essayé de me pendre au bois de ma couchette. Mais j’avais aucune chance vu qu’on a jamais un moment tout seul à soi dans notre baraque. Les copains m’ont décroché vite fait. Faut croire qu’en vrai c’est ce que je voulais, qu’ils me décrochent. Je veux pas mourir. Je veux mourir. Je sais pas. Bref, je suis encore vivant. Et puis je me dis qu’est-ce que je pourrais faire d’autre ? Je suis bien obligé, j’ai pas le choix. Et puis si c’était pas moi qui faisait cette saloperie de boulot, ça serait d’autres. J’y peux rien. Penser ça, ça me rassure un peu et pendant quelques jours la vie devient presque supportable.
Bon, mais si j’ai repris mon journal c’est parce que j’ai un nouveau copain dans la baraque. Il est arrivé il y a quinze jours. Son nom, c’est Simon Kaminski. Il dit qu’il s’est fait prendre exprès dans les égouts de Varsovie, dans le ghetto, pour arriver ici. Il parle Polonais bien sûr mais aussi français, allemand et russe. Les premiers jours, il disait rien. Il faisait son sale boulot comme les autres. On aurait dit qu’il s’en fichait des chambres à gaz, des cadavres et des trous dans les clairières. La nuit, je le voyais passer de couchette en couchette et je l’entendais discuter avec les copains les uns après les autres. A moi, il m’a demandé ce que je faisais avant, comment j’étais arrivé là et tout. J’ai fini par lui parler de Claude et de mon journal. Il l’a lu vite fait à la lumière de la lune. Ensuite il me l’a rendu en disant juste : « Cache ça. C’est important. » Un soir, ça s’est agité entre les couchettes. C’était Simon qui rassemblait des groupes d’une dizaine de copains et qui leur parlait. Les gars étaient serrés autour de lui et lui, il chuchotait, mais on comprenait quand même ce qu’il disait. Il disait que les Allemands allaient liquider complètement le camp de Treblinka II. On savait pas quand, mais c’était du sûr et pour bientôt. Ils avaient des informations là-dessus. Il venait pour organiser une révolte et même une évasion en masse. En entendant ça, les gars sont plutôt pas chauds. On a aucune chance, ils disent. Il y a trois ou quatre mille prisonniers qui attendent dans les baraques ou dans les wagons. Ils sont terrifiés, épuisés, des loques. Nous on est une centaine de sonderkommandos. On est à peine en meilleure forme. Tout ça contre une centaine de soldats et une autre centaine de wachmann tous armés jusqu’aux dents et bien nourris. Ils vont nous massacrer, c’est sûr. Et là, Simon s’est remis à parler. Personne ne sortira d’ici vivant, il a dit en appuyant sur chaque mot. Qu’on se révolte ou qu’on fasse rien, personne ne sortira vivant. Maintenant il n’est pas question de sauver sa vie mais de sauver sa dignité. Se défendre, ne pas se laisser abattre comme des bêtes. Pour qu’un jour quelqu’un le dise, et que les gens s’en souviennent, que les juifs de Treblinka se sont révoltés, qu’ils se sont battus. Y eu un grand silence. S’entendre dire comme ça qu’on allait tous crever, on avait beau le savoir au fond depuis longtemps, ça faisait froid dedans quand même. Simon a fini en disant qu’il nous laissait réfléchir à ça mais qu’il y avait pas le choix et que demain il commençait à organiser l’insurrection.

Samedi 31 juillet
Ça y est. On est prêt. C’est pour mercredi prochain. Dans 5 jours. Ça partira d’ici, de notre baraque des sonderkommandos. Simon a désigné une dizaine de gars pour fabriquer des armes avec les moyens du bord, surtout des couteaux et des matraques, parce que des flingues bien sûr c’est pas possible. On les prendra sur les premiers soldats qu’on pourra attraper. Il a dit aussi de ne pas en parler aux autres, ceux qui sont pas des sonderkommandos. Ce serait trop difficile de les organiser et de les contrôler, et puis il pourrait y avoir des fuites. Déjà rien qu’avec les sonderkommandos c’est le risque principal, qu’un type se dégonfle et qu’il aille tout balancer aux boches en échange de la vie sauve. On a tous compris ça et on se surveille les uns les autres.
Le plan, c’est tout simple. C’est d’aller à six au poste de garde comme on fait tous les mercredis, tuer tout le monde et piquer les armes. Après on passera à l’armurerie et après on verra bien. Ils sont jamais plus de deux ou trois salopards au poste de garde. On fera ça le soir au retour de la clairière. On aura des pelles et des outils, comme quand on vient pour arranger une porte ou un bureau. Les soldats font pratiquement jamais attention à nous quand on vient travailler chez eux. Pour eux, on n’existe pas, on est même pas des esclaves, plutôt des choses. Une fois dedans, on se débrouillera pour prendre le dessus et on zigouillera tous ceux qui seront là. Je ferai partie des six et j’aurai un couteau planqué dans mon dos. J’ai une frousse bleue. Suriner un type, c’est pas ça qui me fait peur. J’ai déjà fait ça deux fois à mes débuts à Paris. Je suis plutôt efficace dans le genre. Ce qui me faire peur maintenant, c’est que ça rate. Je peux pas m’empêcher de penser à ce qu’ils nous feront après si ça rate. Mais. Et puis aussi, j’ai peur de pas y arriver, de faire une connerie, que ça soit moi qui fasse rater le truc. J’aurais une sacrée honte. Je voudrais pas que ça rate parce que je commence à y croire à l’évasion. Ça pourrait bien marcher. Simon a l’air vraiment costaud comme organisateur. Et puis les boches s’y attendent sûrement pas. On sait jamais, peut-être que ça va marcher. Y a de l’espoir. Mais l’espoir, c’est ça qui fout la trouille.
C’est pour dans 5 jours.

A SUIVRE

 

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