Le Cujas (30)

En secouant la tête, il répétait « Nié, nié, nié… ». Un sous-off s’est approché de lui. Il lui a crié une fois dessus je sais pas quoi. Comme l’autre ne bougeait pas, il a sorti son pistolet de son étui et dans le même mouvement il lui a tiré une balle dans la tête. Bon sang, à dix centimètres !

 Chapitre 7 — Samuel Goldenberg

Troisième partie

Tout le reste de la journée, on a jeté comme ça dans la fosse des corps comme si c’était des vieux vêtements. Y avait de quoi devenir fou. D’ailleurs c’est là que Claude est devenu fou. Ça s’est pas vu tout de suite, mais c’est sûrement là que ça a commencé.
On avait pas eu le droit de parler de toute la journée. Alors quand on est revenu à la baraque, j’avais besoin absolument de causer à quelqu’un. Je voulais qu’on me dise que tout ça c’était pas vrai, que c’était un cauchemar, qu’on allait se réveiller comme avant-hier, qu’on allait continuer à s’occuper des meubles et des jardins des officiers. Bien sûr j’y croyais pas. Mais je voulais absolument entendre quelqu’un dire ça. Alors je suis allé voir Claude. Claude, il est toujours prêt à parler, à expliquer, tout, n’importe quoi. Mais quand je suis arrivé près de lui, il était debout tout droit, la tête appuyée contre le bois de la couchette. Il avait les yeux fermés et il parlait tout bas, sans arrêt. Il disait des trucs que je comprenais pas. J’ai attendu un peu, et puis je lui ai touché le bras. « Claude, je lui ai dit, c’est moi Sammy, hé, Claude ? » Mais rien. Il a continué. J’ai demandé à un type qui était sur la couchette d’à côté : « Qu’est-ce qu’il a, Claude ? Qu’est-ce qu’il raconte ? » « Il raconte rien, Samuel, il prie. C’est le kaddish. » Claude qui priait ! Lui, un athée qui croyait en rien d’autre que la révolution et qui débitait ces mots qui s’accrochaient les uns aux autres, sans fin. Je suis resté là à le regarder. À un moment, sans s’arrêter de prier, il a commencé à se taper le front sur le bois de la couchette. Il tapait de plus en plus fort, toujours sur le même rythme comme le balancier d’une pendule. Et puis il a commencé à saigner du front, mais il continuait à taper. Alors avec deux autres, on l’a pris et on l’a allongé de force sur sa couchette. Il a pas résisté. Allongé sur le dos il continuait à dire ses drôles de mots en regardant le plancher de la couchette du dessus. J’ai posé ma main sur son épaule et je suis resté à côté de lui jusqu’à ce qu’il s’endorme. Il faisait nuit depuis longtemps, mais il continuait à prier. Dans la baraque, de temps en temps, y en avait un qui criait, ou qui parlait tout haut, à personne. Et puis je suis endormi.

Jeudi 10 décembre
Claude est mort.
Ça faisait un mois qu’on charriait des cadavres et qu’on les balançait dans des trous creusés autour du camp. Au début, ils avaient gazés les gens dans les camions avant qu’ils arrivent dans les bois. Quand on ouvrait les bâches, fallait attendre un peu que les gaz qui restaient s’envolent dans la nature. Maintenant, ça doit faire une semaine qu’ils amènent les juifs par trains entiers presque tous les jours. Ils les entassent dans des baraques ou ils les poussent direct dans des hangars tout neufs pour les gazer plus vite. Et nous on va chercher les morts dans les hangars, on les charge dans des camions et on les apporte près des fosses dans les clairières. Après, on les balance dedans.
Je peux plus raconter ce que je fais, c’est plus possible, ça me rend cinglé. J’écrirai plus rien là-dessus, c’est fini. Je sais bien que j’avais promis, mais je peux plus.
De toute façon, Claude est mort maintenant. Il est mort hier à midi. C’est pour ça que je reprends la plume, pour raconter. Ça faisait un bout de temps que Claude était pas bien. Un moment il priait Dieu et puis après il l’insultait, sans arrêt, pendant des heures. Après, il parlait plus à personne pendant toute une journée. Quelque fois il se mettait à rire pendant qu’on chargeait les camions. D’autres fois, il se plantait tout droit à dix mètres d’un soldat ou d’un wachmann et il restait là, sans rien dire, à le pointer du doigt. A chaque fois, ça lui valait un grand coup de crosse dans les côtes ou une dérouillée à la canne. J’étais inquiet, j’essayais de le calmer, de lui dire qu’il allait se faire descendre avec ses conneries. Ce qui m’inquiétait le plus c’est quand il me répondait en souriant : « Tu crois, Sammy ? »
C’était forcé, ça devait mal finir. Hier on était dans une clairière depuis tôt le matin à faire ce que j’ai dit qu’on faisait. A un moment, les gardes ont commandé une pause. On a tout lâché et on s’est laissé tomber par terre là où on était. Sauf Claude. Il y avait un wachmann qui s’était assis contre un arbre. Il avait posé sa canne à côté de lui. Claude a marché tranquillement vers le garde, il a ramassé la canne et il lui en a balancé un coup de toutes ses forces en plein sur le crâne. Le gars a basculé lentement dans l’herbe sur le côté. Il avait la gueule en sang. Nous autres, on était aussi étonné que si le Roi David était apparu en personne pour casser du boche. Claude a lâché la canne et il s’est dirigé toujours aussi tranquillement vers le soldat qui était le plus proche et qui s’embrouillait déjà avec la bandoulière de son fusil. Claude s’est planté devant lui en souriant. L’autre a fini par arriver à dégager sa sangle. Il a pointé son fusil sans épauler et il lui a tiré deux balles dans le ventre et puis une dans la tête quand il a été par terre. C’est comme ça que Claude est mort.
Maintenant, j’ai plus d’ami dans la chambrée. Y a les copains, mais j’ai plus d’amis. Alors à quoi ça pourrait servir que je continue à écrire ? Et puis, j’ai honte aussi. C’est terrible ce qu’on fait. J’ai honte de raconter ce qu’on fait pour pas crever tandis que les autres se font massacrer par dizaines de milliers. J’ai beau me dire qu’on a pas le choix et que si on veut témoigner un jour il faut vivre et que si on veut vivre il faut faire ce qu’on nous dit, sans ça c’est la moulinette. Mais je sais bien que c’est pas pour ça que je veux vivre. C’est juste pour vivre, parce que dans mon ventre j’ai une peur de chien de crever. Mais c’est terrible ce qu’on fait. J’écrirai plus. C’est fini.

A SUIVRE

 

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