Suite africaine n°11 : Les éléphants (Première partie)

Avertissement

C’est la lecture des « Racines du ciel » dans laquelle je me suis lancé il y a quelques semaines qui m’a rappelé l’histoire d’aujourd’hui. . Dans le temps, elle se situe à près de cinquante ans en arrière et plus précisément vers les cinq ou six heures du matin. Dans l’espace, c’est à plus de 4.000 kilomètres au sud de Paris que nous allons nous retrouver et plus précisément sur la Route Nationale 5 entre Ouagadougou et la frontière du Ghana.
Certains détails ne m’étant pas revenus de si loin, j’ai dû les recréer,  mais le fil de l’histoire, le véhicule, le lieu et l’heure sont véridiques. La chute aussi.
C’est parti. Lumière ! Musique !

 Les éléphants (1/2)

Je commence à en avoir assez de ce barouf. Ça doit bien faire deux ou trois heures qu’on est là, dans ce Benbao Club surchauffé à prendre de la musique afro en plein dans le sternum et ça doit bien faire deux ou trois fois que j’essaie de convaincre Antoine qu’il est temps de rentrer à l’hôtel RAN pour dormir un peu avant la réunion de demain.

Antoine, je vous en ai déjà parlé, non ? Mais si ! C’est ce jeune crétin qui m’avait persuadé de l’accompagner à Bamako — 600 kilomètres aller, 600 kilomètres retour, vingt heures de piste, tout ça en un week-end, quand même — dans l’espoir de repasser quelques heures d’intimité avec une jolie petite malienne qu’il avait connue six mois plus tôt au Slow Club de la rue de Rivoli. Si vous avez suivi mes aventures africaines, vous savez qu’au cours de ce périple, Antoine et moi avions appris deux choses importantes :

-petit a : les petites maliennes ne sont pas aussi libres à Bamako qu’elles le sont à Paris

-petit b : les Chinois sont des cons.

Si vous ne me croyez pas sur parole, ou si vous voulez plus de détails sur ces aphorismes définitifs, vous pouvez toujours cliquer LA DESSUS.

Mais en attendant, c’est encore ce crétin d’Antoine qui m’avait convaincu d’aller passer un moment dans une boite super dont il avait entendu parler par le portier de l’hôtel. Et du coup, ça doit bien faire deux ou trois heures qu’on est là dans ce Benbao surchauffé à prendre de la musique afro en plein dans le sternum. J’aurais dû me méfier. Après diner, j’aurais dû aller prendre une dernière bière au bar du RAN et ensuite, hop, au lit ! Surtout qu’on a une réunion importante demain matin à 11 heures avec le sous-ministre des Travaux Publics et toute sa bande. Simon, lui, c’est ce qu’il a fait. Il doit dormir tranquille, Simon, à l’heure qu’il est, au frais dans sa chambre à air conditionné — tiens, c’est marrant, ça « dormir dans sa chambre à air » ! — et il sera en forme demain matin, lui, notre économiste général, Simon Michel. Ça par contre, ça doit pas être marrant, je veux dire de s’appeler Simon Michel. Parce que Simon, c’est son prénom, et Michel, c’est son nom. Alors chaque fois qu’il se présente — bonjour, Simon Michel, économiste, enchanté — y a toujours un crétin pour dire : « Ah tiens ! Comme l’acteur alors ? » et lui, obligé d’expliquer que son nom, c’est pas Michel Simon, mais Simon Michel. Vous suivez ? L’autre jour, y a même un autre crétin qui lui a dit : « Ah ben ! C’est un peu comme si vous vous appeliez Philippe Gérard, alors ! Non ? » On a bien rigolé ! Disons plutôt que tout le monde a rigolé sauf Simon. Lui, il a fait semblant, je l’ai bien vu. Faut dire que le cinéphile, c’était le directeur des T.P. du coin.

Bref, encore une fois, j’aurais pas dû l’écouter, Antoine. Mais, vous ne connaissez pas Antoine, vous ; il est tellement gentil, il a tellement de charme et il est tellement convainquant qu’on a du mal à lui refuser quoi que ce soit. Résultat des courses : la semaine dernière, mille deux cents kilomètres de piste pour rien et, ce soir, trois heures de bastringue infernal dans les faubourgs de Ouagadougou pour pas grand chose. Ras le bol.

Quand on est arrivé devant le Benbao, j’aurais dû me méfier. D’abord, on avait commencé à entendre la musique au moins dix minutes avant d’arriver. Ensuite, quand on s’est garé devant la boîte, à part une vieille Renault 4 pourrie et une Estafette-taxi-brousse, notre pick-up 404 était le seul engin à quatre roues. Tout le reste, c’était des mobylettes et des vélos. Beaucoup de piétons aussi. La plupart étaient agglutinés devant une guitoune en tôle appuyée contre le mur à côté de l’entrée ; c’était le guichet. Les autres discutaient, assis sur leur mobylette ou par terre contre le mur du Benbao. J’ai dit à Antoine : « Bon, ça va. On a vu. On va pas faire la queue pour entrer la dedans. On rentre au RAN et je t’offre une bière au bar de l’hôtel. Un whisky, même, si tu veux, et on va se coucher. » Mais, je vous l’ai dit, Antoine, il est sacrément persuasif. Donc on est rentré. Pas au RAN, au Benbao. Ça au moins, ça n’a pas été difficile. Quand on s’est approché du guichet, un costaud qui portait une chemise à l’effigie du Président du Ghana s’est détaché du mur. Il s’est adressé à moi : « Bonsoir, Patron ! Tu veux rentrer au Benbao Club ? La meilleure musique de Ouaga ! Tu me suis ! » Un peu flatté qu’il ait tout de suite repéré lequel des deux blancs auxquels il s’adressait était le supérieur hiérarchique de l’autre, j’ai traversé la foule dans son sillage jusque dans la cour du Benbao, suivi de près par Antoine, aux anges. Le Benbao, c’est quatre murs passés à la chaux qui se terminent en haut par des créneaux avec juste en dessous, des rondins de bois qui sortent à la perpendiculaire de la paroi. De l’extérieur, on hésite entre le fortin marocain et l’hacienda mexicaine. À l’intérieur, on pense à un corral rempli de bêtes à cornes qui s’agitent en meuglant et qui se bousculent en soulevant la poussière.
Une fois dans la place, le Président du Ghana nous a confié à une autre chemise à effigie, Miles Davis je crois, qui nous a dégagé vite fait deux tabourets au bar, juste à côté de l’orchestre. L’orchestre : cinq musiciens montés sur une petite estrade. Ils sont en train d’asséner une version tropicale et endiablée de Yellow Submarine.

« C’est super, non ? me dit Antoine. » Du moins, c’est ce que je crois qu’il me dit. Comme ce n’était pas vraiment une question, je ne réponds pas. Ça valait mieux, parce que ce que j’aurais pu dire aurait cassé l’ambiance. De toute façon, au milieu des hurlements du saxo, des hénissements de la trompette et du martèlement des djembés, il n’aurait probablement pas entendu. Bien que le Benbao Club n’ait pas de toit, il y fait une chaleur à crever. Trois raisons : la température nocturne habituelle à Ouagadougou qui constitue déjà une bonne base de départ, la bonne centaine de clients entassés dans un espace prévu pour moitié moins qui dégage une chaleur additionnelle non négligeable, et la toile tendue au-dessus de l’orchestre et du bar qui maintient sous cloche la chaleur accumulée depuis le début de la soirée. Les clients : pratiquement que des hommes, la plupart en chemises à effigies. Quelques femmes quand même, très jeunes. Et tout le monde qui se balance au rythme du sous-marin jaune.

Remarquez, ça a un certain charme tout ça. C’est de l’exotisme. Partout ça danse, ça chante, ça rie, ça crie pour se faire entendre. Ça se bouscule pas mal aussi, mais joyeusement, gentiment. Nous, les deux seuls blancs, personne ne nous regarde de travers. En fait, personne ne nous regarde du tout. Qu’on soit là ou pas, je crois que tout le monde s’en fout.
Donc, je me détends un peu — les trois bières que nous avons bues chacun à l’hôtel avant de venir doivent y être pour quelque chose — et je regarde tout ça d’un œil débonnaire.
Je commande deux Bravolta — c’est la bière de Bobo-Dioulasso, la bière locale comme on dit de tout ce qui n’est pas importé — et quand je vais pour en passer une à Antoine, il a disparu. J’aperçois sa grande silhouette qui se faufile vers le coin opposé de l’enclos, à la recherche de je ne sais quoi ; une fille à qui causer, probablement.
Je reste en tête à tête avec mes deux bouteilles décapsulées. « Fait chaud, bon sang, sacrément chaud ! » J’attaque la première bouteille au moment où l’orchestre attaque un arrangement ultra-rapide de « Paris s’éveille ». Épuisant ! Et puis il enchaine avec « J’aime les filles » sur un rythme presque normal. Ça repose un peu. Paris, Dutronc, ça me fait penser à Chez Castel et, mélancoliquement, j’achève la deuxième bouteille. J’ai pas encore perdu le compte : ça fait cinq bières depuis le début de la soirée.

Un couple s’installe à la place d’Antoine. La chemise de l’homme ne représente rien. Elle est noire, tout simplement noire et à manches courtes. La femme aussi. La chemise est élégante. La femme aussi. Tous ces rapprochements d’épithètes — ou d’attributs, peut-être, je ne sais plus — me font glousser intérieurement. Ça devrait plutôt me faire comprendre qu’il est temps d’arrêter la bière, mais pour le moment, je trouve ça marrant. Je me sens mieux. Je me sens bien. Dehors, il vient d’y avoir une brusque bourrasque qui a soulevé encore un peu plus de poussière, mais ça a créé dans le corral un léger courant d’air bien agréable. La chemise noire engage la conversation. « Et qu’est-ce que tu fais à Ouaga ? Et est-ce que tu aimes la musique qu’y jouent là ? C’est un orchestre ivoirien, ils sont bons, hein ? Tu es au RAN, bien sûr ? … » Et patati et patata… Il ne m’a pas appelé « Patron ». C’est pour me montrer que nous parlons d’égal à égal. Je commande des bières pour nous trois. La femme, élégante et silencieuse, préfèrerait un Cuba Libre. Deux Bravolta et un Cuba, s’il te plait…

L’homme élégant poursuit la conversation : « Moi, je suis commerçant. Dans l’import-export aussi, le coton, les produits Danone, tout ça… Je gagne bien, je suis content. Elle, c’est une petite cousine, elle travaille à mon bureau… » Bon, malgré mes six ou sept bières, j’ai compris. Faut gentiment mettre un stop à ça tout de suite parce qu’après, ça risque de devenir coton, justement. J’aperçois Antoine pas très loin. Il discute avec deux types que j’ai déjà vus quelque part. Je bafouille n’importe quoi au businessman et je le plante là pour rejoindre Antoine ostensiblement en laissant trop d’argent sur le bar. Les copains d’Antoine sont deux des musiciens qui prennent leur pause. Je rentre de plain-pied dans la discussion. Les deux gars aiment Stan Getz et Paul Desmond. Moi aussi. On va s’asseoir contre un mur tandis qu’Antoine va chercher des bières pour tout le monde. Plus tard, les musicos retournent bosser sur l’estrade. Trois autres types les remplacent contre le mur. C’est mon tour d’aller chercher des bières. Après ça, je sais plus très bien ce qui se passe, jusqu’à ce qu’on se retrouve seuls, assis par terre, Antoine et moi.

Au bout d’un moment, il me dit : « Dis-donc, il est presque 4 heures. Si on part maintenant, on a des chances de voir des éléphants ! T’en as déjà vu, toi, des éléphants, en vrai ? »
Non, moi j’ai jamais vu d’éléphant en vrai… en tout cas pas ailleurs qu’au zoo de Vincennes, je lui réponds. Alors il m’explique qu’un des musiciens lui a juré que le matin, très tôt, sur la route du Ghana, souvent, des éléphants, eh ben, y en a, et que si on part maintenant, on a des chances d’en voir, des éléphants.

A SUIVRE

 

Une réflexion sur « Suite africaine n°11 : Les éléphants (Première partie) »

  1.  » Les éléphants ça trompe énormément, dis-je à Antoine ». Voilà ce que j’aurais écrit comme excipit.

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