Le Cujas (27)

Note de l’éditeur : L’auteur nous prie de préciser que lorsqu’il a écrit la fin de ce sixième chapitre, il était loin de penser qu’elle serait publiée soixante-seize ans exactement après les évènements relatés. C’est un hasard, mais si ce hasard était pris pour un hommage à ceux qui y ont vraiment participé, ce serait bien aussi. 

(…) Nous avons dévalé la pente en courant, en trébuchant, en criant pour rejoindre les américains qui commençaient déjà à s’installer. Ils ont d’ailleurs bien failli nous tirer dessus. Nous nous sommes embrassés, nous avons pleuré, nous avons crié, nous avons dansé et chanté avec eux. J’en avais oublié Antoine. Pourtant, lui aussi, il devait se trouver quelque part, sur cette plage ou sur une autre, du côté de Fréjus ou de Cavalaire. Mais, à cet instant, je ne pensais déjà plus à lui.

Chapitre 6 — Antoine de Colmont

 

Dixième partie

Ensuite ? Eh bien, ensuite, les soldats et les FFI ont progressé vers l’intérieur des terres pour libérer l’arrière-pays. Un peu plus tard, ils ont attaqué Toulon et Marseille. Beaucoup plus tard, ils sont remontés vers le Nord jusqu’en Alsace, pour entrer enfin en Allemagne. Mais mon rôle à moi était terminé. Trois jours après le débarquement, un camion américain m’a emmenée jusqu’à Trets et je suis rentrée à Vauvenargues à pied.
Mario venait d’arriver au château. Il avait fait le coup de feu avec le Comte du coté de Cavalaire. Monsieur de Colmont avait été blessé ; il était soigné au Muy dans un hôpital américain de campagne. Mario nous assurait que sa blessure n’était pas grave et qu’il rentrerait bientôt au château. Aix était toujours occupé et personne n’avait de nouvelles d’Antoine. La Comtesse tentait de rester digne et de ne rien laisser paraitre de son inquiétude. Mais je voyais bien que cette nouvelle période qui s’annonçait d’absence de nouvelles d’Antoine et de craintes pour sa vie la détruisait. Elle maigrissait, elle se raidissait pour ne pas s’effondrer et seule sa bonne éducation la forçait à sortir de sa chambre.

Moi ? J’étais au château. En l’absence du Comte, je n’avais rien à y faire. Les villes étaient toujours occupées et on se battait encore un peu partout dans la campagne. Il n’était bien sûr pas question de pouvoir s’occuper des terres ni des vignes parce que beaucoup d’hommes avaient rejoint les FFI et l’armée de Lattre. Nous n’avions que très peu d’informations sur la progression des alliés, mais le dernier jour du mois d’aout, un journal a recommencé à paraitre, Le Provençal. Et c’est par lui que nous avons su que Marseille, Toulon, Nice et Paris venaient d’être libérés, que l’armée de Lattre était pratiquement déjà à Lyon et que la 2ème DB de Leclerc allait se mettre en route vers Strasbourg. C’était de merveilleuses nouvelles et je trépignais d’impatience de retourner à Paris. J’étais persuadée que la guerre serait finie en deux ou trois semaines. Mon beau-père venait de rentrer à Vauvenargues et il était persuadé au contraire que la résistance de la Wehrmacht allait être très forte en Allemagne. Selon lui, Monsieur Hitler ne reconnaitrait pas sa défaite avant un écrasement total et cela demanderait certainement encore plusieurs mois.
Un jour, j’allai dans le bureau du Comte et je lui annonçai que j’avais l’intention de partir pour Paris. Des amis quittaient Aix en camion dans quelques jours et j’avais l’intention de partir avec eux.
« C’est impossible, me répondit-il. Je ne peux pas vous laisser faire cela. Les routes sont encore trop dangereuses. »
Je lui dis que ma décision était prise et que de toute façon, depuis trois ans, il m’avait envoyé sans remord faire des choses autrement plus risquées.
« C’était mon devoir de vous y envoyer et c’était votre devoir d’y aller. Aujourd’hui, votre devoir c’est d’attendre le retour d’Antoine au château. Vous êtes son épouse et c’est ce qu’il est droit d’attendre de vous, que vous restiez ici, jusqu’à son retour. »
Très vite, le ton est monté entre nous et nous en sommes arrivés à nous dire des choses regrettables, et même à des choses définitives. J’ai fini par lui dire que je serais partie avant la fin de la semaine. Il m’a interdit de retourner dans l’appartement de l’Hôtel de Colmont que j’avais occupé avec Antoine pendant la Drôle de Guerre. Je lui ai répondu que je lui ferai connaitre le lieu où l’on pourrait me joindre à Paris. Je le vois encore, raidi, blême, les lèvres serrées quand j’ai refermé la porte de son bureau. Deux jours plus tard, je suis allée faire mes adieux à la Comtesse, à Mario et à sa femme. Le Comte n’a pas voulu me recevoir. J’ai rejoint mes amis qui attendaient dans un camion à la grille du château et je suis partie pour Paris. J’avais rompu avec les Colmont.
Cela m’avait été d’autant plus facile qu’à ce moment, j’étais encore sous le coup de cette horrible lettre que m’avait laissée Antoine. J’étais furieuse contre lui : il ne m’aimait plus, il m’avait abandonnée pour se laisser aller à cette philosophie complaisante selon laquelle puisque l’on doit mourir, plus rien n’a de sens ni d’importance. C’est très à la mode aujourd’hui, vous savez, surtout à Saint-Germain, mais à l’époque je ne la comprenais pas. Mais en même temps je me disais qu’Antoine n’était pas responsable, qu’il était victime d’une sorte de psychose, que je n’avais su ni le soigner ni le retenir… Amour, détestation, pitié, mépris, mes sentiments pour Antoine étaient partagés. Je ne savais plus très bien qui j’étais ni ce que je voulais. J’espérais bien que mon retour à Paris allait changer tout ça.

Oui, Paris a changé tout ça.
J’y suis arrivée à la mi-octobre. Malgré la Libération, la vie à Paris était difficile. Le rationnement et le marché noir étaient encore présents et pour longtemps ; il y avait encore peu de voitures dans les rues par manque d’essence ; monter dans un bus ou prendre le métro était un exploit sportif ; tous les jours, des gens étaient dénoncés comme collaborateurs et arrêtés ; tous les jours, on parlait des tentatives de prise du pouvoir du Parti Communiste. La guerre n’était pas terminée et il régnait une atmosphère étrange et lourde, un mélange de liberté et de crainte, de dénonciation et de fraternité, de joie de vivre et de règlements de comptes. Mais il y avait Saint-Germain-des-Prés, là où nous sommes maintenant. Je connaissais Saint Germain, bien sûr, du temps où j’étais étudiante. Nous l’avions pas mal fréquenté, Antoine et moi, quand j’habitais avec lui la rue de Vaugirard. Mais pour nous, c’était un quartier de plaisir comme un autre, comme les Champs-Élysées et les Grands Boulevards. A la Libération, en quelques mois, Saint-Germain, c’est devenu autre chose, le centre intellectuel de Paris. Tout le monde était là, à commencer par Sartre, Beauvoir, Camus, Giraudoux, Gide… Il y avait aussi Boris Vian, Sidney Bechet, Miles Davis, Juliette Gréco… Grâce à Simone, j’ai eu la chance d’approcher Sartre et d’intégrer ce milieu très vite, de rencontrer tous ces gens, de passer des heures avec eux dans les cafés et les caves. Comme tout le monde à ce moment, je me suis mise à écrire, des poèmes d’abord et puis des chansons. J’ai même chanté pendant toute une semaine à la Galerie 55. J’ai commencé à avoir un peu de succès, pas comme chanteuse, non, mais comme auteur de chansons. J’ai gagné un peu d’argent. Et j’ai écrit de plus en plus, des petites nouvelles, des articles pour Elle, un nouveau magazine pour les femmes. J’ai un roman en cours, je vous l’ai dit. J’ai habité un petit hôtel de la rue Visconti pendant six mois et puis un ami américain m’a prêté pour quelques semaines son appartement de la rue du Dragon. J’y suis depuis deux ans. Le jour où cet ami reviendra de Los Angeles, on verra, j’irai ailleurs. Pour l’instant, c’est chez moi…
Vous voyez, Dashiel : je vais avoir 34 ans, je vis là où j’ai envie de vivre, je vois des gens extraordinaires, passionnants, j’écris et, dans ce petit milieu, je commence à être un peu connue. Je n’ai pas de problème d’argent, je dors avec qui je veux, j’aime qui je veux, je quitte quand je veux. Depuis que je sais qu’Antoine est mort, j’ai fait ma paix avec lui. Je l’ai rangé dans une case. Je l’aime toujours, mais comme lui pour moi, ce n’est plus de la même façon. Il est devenu une étape de ma vie, de longs et beaux moments, mon enfance, ma jeunesse, quelques jours de mariage… et puis, fini ! Alors comme lui, j’ai changé de vie… pas pour la justifier par l’action… mais par les sensations, l’amour, l’art, la chaleur humaine. Trente-quatre ans, Dashiel ! Vous vous rendez compte ? J’en ai encore autant devant moi, peut-être plus ! Je suis vivante, vous comprenez ? Ce n’est pas merveilleux ?

Non, je n’ai plus jamais eu de nouvelle de lui. J’ai appris qu’il était mort par un télégramme de l’État-Major. Deux semaines plus tard, j’ai reçu une lettre d’un Colonel Lafolie qui commandait son bataillon. Antoine avait été tué au cours de la prise d’Immenstadt le 30 avril 1945. Volontaire FFI, il avait rejoint le 17 aout 44 à Brignolles la 1ère Division Blindée qui avait débarqué le 15 à Fréjus . Avec la 1ère DB, il avait participé à toutes les opérations le long de la vallée du Rhône, puis dans les Vosges et enfin en Allemagne, jusqu’à cette ville de Bavière où il avait été tué. La lettre disait aussi que tout au long de son engagement, Antoine avait été un officier exemplaire. Ses actions héroïques lui avaient valu ses galons de lieutenant et trois citations à l’ordre de l’armée. La Croix de Guerre lui était décernée à titre posthume.

Non, je n’ai aucun détail sur la façon dont il est mort. Maintenant, rentrons, voulez-vous. Je suis fatiguée.

Fin du chapitre 6

 

8 réflexions sur « Le Cujas (27) »

  1. Non non! c’est pas la mort d’Antoine qui me désole, c’est plutôt ce qu’elle pourrait entraîner avec elle. On verra, c’est pas moi qui raconte, je lis et j’imagine.

  2. Je vois, je vois. 
Vous êtes de ceux qui voudraient que Julien Sorel soit acquitté ou même mieux, qu’il s’évade.
    Ou encore que le dormeur du val soit en train de faire la sieste.
    Ou que Grouchy arrive avant Blücher.
    Eh bien non ! On n’est pas chez les bisounours, là. On est dans le vrai, le dur. Je ne suis pas en train de vous écrire « Le Club des Cinq et le mystère du Cujas » ou « Martine fait de la Résistance ».
    Comme aurait dit Charles Dickens, Antoine est mort, aussi mort qu’un clou de porte. Faudra vous y faire.

  3. Je partage l’avis de Lariégeoise, fallait pas tuer Antoine de Colmont, pas encore. Avec lui j’imaginais toutes sortes de suites possibles à la saga dans une atmosphère typiquement 4ème République, alliant magouilles politiques, mafieuses, mœurs, etc., scandale des trafics de piastres, ballets roses, etc.

  4. Oui Samuel … où avais je la tête ?mais Samuel ou Marcel ç est pareil : on quitte la haute et on va encore s encanailler… je n ai pas fini de regretter Antoine ;Et Cambremer au nom proustien , ç est un leurre….
    Bravo quand même pour le grand écart entre deux mondes….

  5. @ Lariégeoise :
    Marcel ? Quel Marcel ? Pas Marcel Marteau quand même ! Celui-là, c’est fait, mais c’est un personnage qui restera sans doute secondaire. Non, le prochain n’est pas secondaire : c’est Samuel, Samuel Goldenberg, alias Sammy de Pantin, alias Philippe Portier. On l’a déjà découvert avec Achir, alias Casquette. mais maintenant on va passer un peu plus de temps avec lui.
    Après, nous ferons plus ample connaissance avec Georges, Georges Cambremer. Pas le même genre que Sammy, celui-là. Il est encore en cours d’écriture, sans destin fixé ni plan véritable. J’ai pensé un moment à faire de son chapitre le dernier, mais finalement, probablement non. On devrait avoir un certain Matthias, à moins qu’il ne change de prénom, ou qu’il décide de ne pas venir. Va savoir !

  6. Merci Philippe pour ces bons moments de lecture.

    J’admire ta plume délicate et alerte.

  7. Oui l exercice etait difficile : avoir choisi la zone sud, un milieu social habituellement associé à la collaboration, avoir brossé un tableau réaliste de la résistance, tout ça par petites touches et sans pathos : en revanche je ne me remets pas du décès d Antoine …Donc je suis un peu crispée pour la suite des aventures de l héroïne… et j appréhende le Marcel annoncé: il a intérêt à être à la hauteur celui la et pas un zazou !

  8. Je jurerai maintenant que Philippe est bien plus vieux que je le pensais. Il a incontestablement vécu ce qu’il raconte si justement sans chichi littéraire.

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