Au service du Prince

Ce texte, pour le moment anonyme, est présenté dans le cadre du Jeu de l’Incipit lancé ces jours derniers. C’est le dernier à être publié dans cette série.

 Au service du Prince

En majesté, dodu, Buck Mulligan émergea de l’escalier, porteur d’un bol de mousse à raser sur lequel un miroir et un rasoir reposaient en croix. Tiède, l’air matinal soulevait 1 les pans de son peignoir chamarré qui venaient battre des mollets gras et poilus tandis que ses chaussures vernies à boucle d’argent sonnaient sur le marbre du corridor qui conduisait à la chambre de Sa Seigneurie.

Dix heures, c’était l’heure choisie par Buck pour procéder à la toilette du Prince. Bien sûr, c’était un peu tard, et le Prince aurait sans doute préféré des soins plus matinaux, lui qui se réveillait toujours avant l’aube après une nuit agitée de malaises et de cauchemars dans des draps poisseux de transpiration et de taches de soupe. Mais, depuis plusieurs mois, avant de s’occuper de Sa Seigneurie, Buck avait adopté l’habitude de prendre son petit déjeuner dans la grande salle-à-manger et parfois même, quand le temps était favorable, sur la terrasse. Après la lecture des journaux qui, bien qu’aucun abonnement n’ait été renouvelé, continuaient mystérieusement à être livrés chaque matin, Buck partait faire un petit tour dans le parc. Au cours de sa promenade, il aimait observer d’un matin sur l’autre les progrès de la nature que l’absence de jardinier autorisait à envahir les allées, les massifs et les bosquets. C’était pour lui un plaisir tout particulier quand il pouvait constater qu’un nouveau hêtre était tombé en travers de la grande allée. Sa promenade achevée, il rentrait au château, repoussait dans un coin de la table d’apparat la vaisselle princière et les vestiges de son petit déjeuner et commençait enfin à préparer le nécessaire de toilette de Sa Seigneurie.

Arrivé devant la chambre du Prince, Buck écarta du pied un chat hirsute et pouilleux, ouvrit la porte et entra.

—Ah ! Albert ! Enfin ! geignit la forme couchée dans le haut lit à baldaquin. Mais qu’est-ce qui vous a retenu ainsi ?

Une odeur chaude de fièvre et de poussière régnait dans la pièce. Mais Buck n’en fut pas plus incommodé que d’habitude.

— Que Votre Seigneurie veuille bien me pardonner, répondit Buck respectueusement, mais il y a tant de choses à faire au château, tant de domestiques à surveiller que parfois, il arrive que mon service s’en ressente.

— Et votre tenue, Albert ! protesta le Prince. Qu’est-ce que c’est que cette tenue ? Un peignoir ! À mes armoiries, en plus ! C’est inconvenant !

— Je ferai modestement remarquer à Votre Seigneurie que je porte les chaussures de ma tenue de majordome. Mais Votre Seigneurie souhaite peut-être que je redescende me changer ? Cela ne prendra qu’une vingtaine de minutes.

— Nous verrons plus tard, dit le Prince agacé. Pour l’instant, apportez-moi mon petit déjeuner !

— Monseigneur, je crains que le bon usage n’impose que je fasse d’abord votre toilette. Le contraire ne serait pas convenable.

— Bien, dit le Prince en se redressant péniblement contre les oreillers constellés de taches brunes. Mais, faites vite, Albert. Je meurs de faim. Et en attendant, ouvrez-donc les rideaux et les croisées ! On étouffe ici.

—Ne faites pas l’enfant, Monseigneur. Vous savez bien que, le Docteur Clampin vous a recommandé d’éviter tout courant d’air et toute lumière excessive.

—Ah, oui. C’est vrai ! Suis-je bête…

—Mais non, Votre Seigneurie, mais non ! Vous avez seulement tendance à négliger votre santé. Heureusement, je suis là pour y veiller.

— Brave Albert, je vous reconnais bien là. Il faudra augmenter vos gages. A propos, vous ai-je bien remis l’argent de la paie des domestiques ? Je n’ai pas oublié les jardiniers, j’espère.

— Soyez rassuré, Monseigneur. Vous m’avez bien confié les sommes revenant aux douze domestiques. Par contre, le nouveau paysagiste réclame ses honoraires et le couvreur attend toujours son acompte. Mais nous verrons cela tout à l’heure, après votre petit-déjeuner, n’est-ce pas, Monseigneur ? Maintenant, voulez-vous bien tendre votre cou, que je puisse vous raser de près.

— Faites, Ô mon bourreau !

— J’aime quand Votre Seigneurie plaisante, cela montre que sa santé s’améliore. C’est un plaisir qui me paie de mes efforts. Bien, allons-y !

Buck s’approcha du lit, posa le bol, le miroir et le rasoir sur la table de nuit. Le Prince ferma les yeux. D’un geste vif, Buck le gifla sur la joue droite, puis, en retour, sur la joue gauche. Il réfléchit un instant et le gifla à nouveau, un peu plus fort, joue droite, joue gauche.

— Eh bien, Albert ! Que vous prend-il ? demanda le Prince. Pourquoi deux fois aujourd’hui ?

— C’est pour le bien de Votre Seigneurie. La peau de son visage ne m’a pas parue assez tendue pour un rasage convenable.

— Très bien, mon bon Albert, faites comme bon vous semble.

Et Buck entreprit son ouvrage. Il apportait tellement de soin à l’affutage du rasoir sabre que le Prince ne ressentait aucune douleur, pas la moindre gêne quand la lame entaillait sa peau, par ci, par là. Et hop, le menton, et hop, le lobe de l’oreille, et hop une pommette. L’oreiller se couvrait de petites taches rouges qui bientôt deviendraient brunes à leur tour. Le Prince ne sentait rien et Buck s’amusait beaucoup. Quand l’opération fut terminée, il écarta son matériel en disant au Prince :

—Voilà une bonne chose de faite, Monseigneur. Vous devez vous sentir mieux, à présent, n’est-ce pas ?

—Tout à fait, Albert. Et maintenant, mon petit déjeuner, je vous prie.

—De suite, Monseigneur, de suite ! Mais avant, pourrions-nous voir cette affaire de paysagiste et de couvreur ?

—Passez-moi donc mon chéquier, Albert, que je vous signe ces deux chèques. Vous les remplirez vous-même, comme d’habitude.

Quand Buck redescendit l’escalier muni des deux chèques du Prince, un courant d’air tiède lui apporta une odeur désagréable. Elle semblait venir de la bibliothèque. Buck s’y rendit.

— Tiens, se dit-il. Il va falloir que je sorte le cadavre d’Albert et que j’aille l’enterrer dans le parc.

Note 1 : les mots en italiques sont les premiers du roman de James Joyce, Ulysse.

3 réflexions sur « Au service du Prince »

  1. @ Edgard, mystère et boule de gomme en effet pour le 3ème texte, à mon avis un astronome, peut-être même un astronome gastronome venu de la constellation Orion.

  2. Excellent ! J’adore. Je suis d’accord avec Lariégeoise sur le refus de classer ces trois textes. Elles sont jubilatoires, en effet.
    Je confirme l’ordre, Philippe, Jim…mais le 3ème texte? Qui peut en être l’auteur ?Mystère …

  3. N étant pas membre d un jury d’un prix littéraire, je me refuse à classer ces trois nouvelles;
    Chacune d elle est originale, drôle, troussée avec jubilation et le plaisir de lecture est assuré.
    Et il me semble reconnaître dans l ordre d apparition au palmarès:
    – Philippe
    – Jim
    – Betelgeuse qui pour moi cache Lorenzo.

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