Suite africaine n°12 –  L’hippopotame

Suite africaine n°12

Avertissement
Contrairement à mes « suites africaines » précédentes, celles qui vont venir maintenant relèvent de la fiction. Bien sûr, les lieux, les personnes et même les petits incidents contenus dans ces histoires courtes sont inspirés, parfois de très près, de la réalité, mais c’est leur combinaison, leur assemblage, leur coexistence que j’ai inventés. Pour corser la chose, et afin que personne ne s’y retrouve, j’ai inventé les noms des pays, des villes, des rivières et, bien sûr, des personnages. Inutile de Googueuliser sur Ngambé ou Malupo, ça ne vous mènerait nulle part. En tout cas, pas au bon endroit.
N’allez surtout pas chercher dans ces Suites le récit d’aventures extraordinaires, d’actes héroïques, ou de missions dangereuses dans des décors grandioses. Dans mes courts séjours africains, je n’ai jamais rencontré que des gens très ordinaires, noirs ou blancs, qui menaient des vies tout aussi ordinaires. Seul le cadre de ces rencontres était exotique, et encore, pas pour eux. En écrivant ces petites histoires, ce que j’ai voulu faire, c’est rendre telle que je l’ai perçue, moi, le blanc de passage, l’atmosphère étrange et douce d’une certaine Afrique que je n’ai fréquentée que brièvement il y a près de cinquante ans et à laquelle, il faut bien le dire, je n’ai pas compris grand-chose.

L’hippopotame

Il fait nuit. Dire qu’il fait frais serait exagéré, mais il fait bon, comme par un beau soir d’été quelque part en France. Quand j’ouvre la portière de la Peugeot, une odeur de poussière chaude me saisit tout entier. Nous allons quitter Ngambé un peu avant l’aube parce que c’est la bonne heure pour rouler. C’est la bonne heure pour rouler, mais il faudra faire attention. Dans la faible lumière jaune d’un réverbère, le pick-up entreprend un demi-tour devant l’hôtel de Paris. Au carrefour de la République, il tourne à droite, vers Makuta, laissant les dernières lumières derrière lui. André, mon chauffeur, prend un peu de vitesse. Nous sommes encore dans les faubourgs et souvent, des hommes et des femmes, à pied ou juchés par deux ou par trois sur des mobylettes hésitantes apparaissent brusquement dans la courte lueur des phares.  On ne voit que le bas de leur corps, leur taille, leurs jambes qui s’agitent, le bas de leur boubou ou leur short de footballeur. Leurs épaules, leurs visages restent dans l’obscurité, le cône des projecteurs ne monte pas jusque-là. Des camions arrêtés pour la nuit là où bon leur a semblé surgissent de temps en temps. Des enfants, des chèvres, des chiens traversent précipitamment la route devant le pick-up. André, le chauffeur, actionne continuellement l’avertisseur qui tremblote. J’ai passé mon bras à la portière et les doigts de main droite sont crispés sur la gouttière qui borde le toit de la cabine. Ma main gauche est plaquée sur la planche de bord et mes épaules appuient le plus fortement possible sur le dossier de la banquette. Tout mon corps est tendu dans l’attente du choc qui ne saurait manquer de survenir. Relâché, une seule main sur le volant, André me dit dans un large sourire : « Aie pas peur, Patron. C’est Dieu qui conduit ! »

En quelques minutes, le jour s’est levé et la piste s’est dégagée. « Maintenant, on va pouvoir rouler un peu », annonce André qui accélère pour se mettre à voler au-dessus de la tôle ondulée. Les cahots disparaissent, le vent de la course fait semblant de rafraîchir la cabine et mon corps se détend. Je rentre mon bras à l’intérieur et je me rencogne contre la portière. André conduit avec assurance. Il chantonne un air que je ne connais pas. Je me dis que c’est peut-être une prière pour que Dieu continue à conduire. Je somnole un peu.

Un village approche. Aux premières cases, au milieu de la chaussée, il y a un gros bidon peint en rouge et blanc et, faisant face au bidon, de chaque côté de la route, un petit abri en canisses qui fait de l’ombre à une chaise longue dans laquelle un homme est assis. André ralentit et arrête le pick-up juste devant une planche hérissée de clous qui nous barre la route. A droite, l’homme de la chaise longue se lève sans précipitation, fait lentement le tour de la voiture par l’arrière et se présente à la portière d’André.

— Qu’est-ce que vous transportez, là, sur le plateau ? demande-t-il, soupçonneux.

— Un hippo, répond André, très sérieusement.

— Tu te moques, hein ? J’ai bien vu qu’il y avait pas d’hippo, dit le bonhomme.

— Si, si, je t’assure, insiste André. T’as mal regardé. Il y a un hippo. On l’a mis sous la bâche pour pas qu’il ait froid.

— Ah ! Tu es un petit malin, toi !

Et ils éclatent de rire tous les deux. Un rire joyeux, interminable. C’est la plaisanterie de la journée. André lui glisse un billet en disant :

— On peut y aller maintenant ? Parce qu’un hippo, ça n’aime pas attendre.

Cette fois-ci, c’est un rugissement qui éclate. L’homme est plié en deux de rire. Il fait le tour de la Peugeot par l’avant pour rejoindre le côté de la route, frappant du plat de la main le capot du moteur, essuyant ses larmes.

— Tu es fou, toi, tu sais ! hoquète-t-il en s’effondrant dans sa chaise longue. Puis il saisit le bout d’une corde qui trainait par terre qu’il tire d’un geste sec. La planche à clous glisse sur le sol et s’efface, nous libérant la route. Tandis qu’André démarre, je me retourne et je vois le bonhomme qui, sans se lever de son transat, remet la planche en place en tirant sur la corde en sens inverse d’un autre coup sec.

Je demande :

— Qu’est-ce que c’était que ça ?

— Le péage pour traverser le village, dit André. Tu sais, Patron, on a eu de la chance, parce que souvent, c’est des militaires qui barrent la route. Alors là, c’est plus cher.

A SUIVRE, un de ces jours, si Dieu le veut.

 

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