Le Cujas (7)

Après le homard, Sammy est parti aux W.C. En revenant, il a raconté qu’il avait passé un coup de téléphone à son associé et qu’il fallait qu’il rentre d’urgence à Paris : « Les affaires, vous comprenez… » Sammy est parti avec la voiture et Antoine et moi, après l’omelette norvégienne, on est allé marcher sur la plage. Vers minuit, j’étais dans sa chambre…

Chapitre 3 – Armelle Poder

Troisième partie

Antoine ? Je vous ai dit que c’était un bourgeois tout à l’heure. Mais en fait, non. C’était un aristo, un vrai, avec de la branche : le nom à rallonge, la chevalière, le château de famille, la fortune de famille et tout le toutim. Antoine Bompar de Colmont… Il était à l’hôtel pour le weekend avec sa mère. Il a commandé le petit-déjeuner dans la chambre et pendant que je beurrais mes tartines — je mange beaucoup le matin parce que l’amour, moi ça me creuse — il m’a dit : « Simone, mon petit  » — c’était plutôt rigolo parce qu’on on avait le même âge — « Simone, mon petit, vous êtes une jeune fille épatante. Ça faisait longtemps que je n’avais pas passé une aussi bonne soirée, ni une aussi bonne nuit. Vous me plaisez beaucoup. Maintenant, il reste à savoir si je vous plais en retour. Est-ce le cas ?  » Tu penses si je lui ai répondu « Et comment, Antoine ! Qu’est-ce que tu me plais ! » Alors il m’a fait une proposition. Mais avant, il m’a dit très gentiment : « Simone, mon petit, cette nuit, dans l’agitation du déduit, j’ai pu me laisser aller à prononcer des mots et à utiliser des formes grammaticales que la décence, la grammaire et les usages du monde réprouvent. Je ne garantis pas que cela ne se reproduise pas dans les mêmes circonstances, mais soyez assurée qu’une fois le soleil levé, je reviendrai toujours à la politesse et au vouvoiement que l’éducation que j’ai reçue m’impose. Seriez-vous assez aimable pour en faire autant ? » J’avais surement l’air de pas piger grand-chose car il a tout de suite ajouté : « Autrement dit, je vous dirai vous et j’aimerais que vous me disiez vous aussi ». « C’est comme tu veux, mon Antoine, » que je lui ai répondu, « maintenant, je te dirai vous« . Et c’est là qu’il m’a fait sa proposition. Il m’a dit qu’il était étudiant à la Sorbonne, que ses parents habitaient leur château de Vauvenargues — c’est tout près d’Aix en Provence —, qu’il louait un petit appartement rue de Vaugirard, qu’il était actuellement libre de toute attache sentimentale ou charnelle — c’est comme ça qu’il parlait, Antoine — et qu’il m’offrait de partager son appartement, sa pitance, sa chambre et son lit pour tout le temps qu’il nous plairait à lui et à moi. Il espérait que mon ami Sammy ne verrait pas d’inconvénient à cette cohabitation, qu’il lui souhaitait toute la réussite possible dans des affaires si délicates que sa présence à Paris dans la nuit du dimanche au lundi de Pâques était indispensable. Alors, en entamant mon deuxième œuf à la coque, j’ai fait ce que toute honnête jeune femme aurait fait : j’ai fait semblant d’hésiter. Tout de suite, il a ajouté qu’il était prêt à participer aux frais qu’entraineraient les changements qu’il me demandait d’apporter à ma vie. « Entretenir une maitresse à Paris, ce ne sera pas une nouveauté chez les Colmont  » qu’il a dit. La somme qu’il m’offrait ne me permettait plus d’hésiter. Alors je lui ai sauté au cou et j’ai dit : « Ça colle Antoine ! Quand est-ce que tu… quand est-ce que vous voulez qu’on parte ? Tout de suite ? Ce soir ? » J’étais heureuse comme tout, mais ça n’a pas été possible. Il fallait d’abord qu’il raccompagne sa comtesse de mère à Paris d’où elle devait prendre le Train Bleu pour Nice avant de commencer la saison à Montecarlo. Alors, il m’a payé un billet de train pour Paris, première classe s’il vous plait, et le lendemain on s’est retrouvé, mes valises, Antoine et moi pour l’apéritif au Select. C’est comme ça que le mardi après-midi, j’emménageais au 2bis rue de Vaugirard.

Avec ses histoires de château, de Vieille France et de Grand Monde, je m’attendais à quelque chose de plus grandiose, comme appartement. Mais c’était pas le cas : assez grand, ça oui, un salon, un bureau, deux chambres, une cuisine et un cabinet de toilettes ; mais vide, tout ça ; vide ou presque. Dans le salon, une table de bridge, six chaises à la Louis XIV ou XV, ou même XVI, je sais pas, et un piano. Dans le bureau, une table couverte de livres et de papiers ; dans la grande chambre, un matelas sur le parquet et une grosse malle, et dans la petite, rien que des valises, des caisses et des cartons avec des vêtements posés dessus. Avec si peu de choses et tant d’espace, je ne sais pas comment il arrivait à faire tant de désordre. Bon, j’ai rien dit, j’ai posé mes valises, j’ai rangé un peu et je suis sortie acheter des fleurs. Quand j’ai voulu faire un peu de ménage, la vaisselle, tout ça, il m’a dit de ne rien toucher parce qu’une matinée par semaine, il y avait une bonne qui venait faire le ménage, que c’était largement suffisant et comme en plus c’était demain qu’elle venait… Bon, j’ai encore rien dit, mais petit à petit j’ai réussi à rendre l’endroit un peu habitable. Parce que je suis restée là trois mois, quand même. Le matin, de la fenêtre de la chambre, j’aimais bien voir l’heure à l’horloge de la Chapelle de la Sorbonne, je regardais les externes qui rentraient au Lycée Saint Louis, les voitures qui descendaient vers la Seine. Antoine n’allait pas souvent aux cours, mais il recevait beaucoup de monde. À partir de quatre ou cinq heures de l’après-midi, il avait toujours trois ou quatre amis qui venaient boire du café ou du vin rouge. Ses amis, c’était un peu de tout, des barbus plutôt crasseux, des jeunes gens de la haute, des petits bourgeois bien habillés, des filles, plutôt moches en général. Ils restaient là une heure ou deux, ceux qui partaient étaient remplacés par des nouveaux, et tout ce petit monde discutait de tas de choses, de peinture, de socialisme, de communisme, de national-socialisme, de révolution, de poésie, de femmes, de livres… enfin des tas de choses. Moi, je sentais bien que j’étais pas à la hauteur, alors je disais rien, je faisais des sandwiches, je passais les bouteilles, je fumais… la gourde, quoi ! Mais ça m’était égal ; j’étais même plutôt bien parce que tout le monde était plutôt gentil avec moi, même les femmes. Ça me changeait un peu des diners avec les mecs de la bande du Suédois.

Le Suédois ? Il avait une bande du coté du square d’Anvers. Un type dangereux, le Suédois. Quand il parlait, les filles avaient intérêt à la fermer et les mecs, ils filaient doux. Mais il avait Sammy à la bonne, le Suédois. Mais ça, le Suédois, je vous dirai rien dessus, rien de rien, même pas son nom ! Parce qu’il est toujours là, le Suédois et il aime pas beaucoup qu’on jacte à son sujet. Ça me fiche le tracsir rien que d’y penser. Je préfère qu’on continue à parler des nuits chez Antoine.
Donc, je restais là à les écouter, tous ces intellos, même si je comprenais pas grand-chose. Quand ils finissaient par partir, tous, Antoine et moi, on se retrouvait sur l’oreiller, et là, je comprenais tout ce qu’il me disait. On s’entendait bien, tous les deux sur ce plan-là, bien sûr pas autant qu’avec Sammy, mais quand même, c’était pas mal. De temps en temps, je retournais rue Bréa pour passer quelques heures avec Sammy, qu’est-ce que vous voulez ? C’était mon mec à moi. Mais j’avais complètement arrêté le trottoir. D’abord, j’avais plus le temps. Et puis, pourquoi que je serais montée avec plein de caves alors que je gagnais plus avec un seul, et dans le confort par-dessus le marché. Antoine n’y voyait que du feu, Sammy recevait son dû et moi, ça me reposait. Tout le monde était content.

A SUIVRE

Une réflexion sur « Le Cujas (7) »

  1. J’ai comme le sentiments qu’un dénouement inattendu se prépare. Il y a généralement de la rumba dans l’air quand se pointent les suédois. « Il n’y a pas de danse sans que le diable y mette sa queue! », vieux proverbe suédois cité par WKPD.

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