Un après-midi de chien (2/2)

Couleur Café n°34  (suite)

Si vous n’avez pas lu la première partie de cet après-midi de chien, vous feriez mieux de cliquer la-dessus :

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Le Balzar
49 rue des Écoles – Paris 5

Un après-midi de chien (2/2)

— (…)
— Oui, tiens, je veux bien un thé, dit le pullover rouge.
— Oui mais quel thé ? Faut être un peu plus directive que ça, ma grande, si tu veux être servie dans la vie ! Un Darjeeling, un thé au jasmin, un thé noir, un thé vert… ? Alors ?
— Vert. C’est ça, un thé vert !
— Mais tu sais bien que tu n’aimes pas ça, le thé vert ! Tu m’as dit que ça te donnait la colique !
— Oh, écoute, Maman, ce n’est pas la peine de…
— Quoi, écoute Maman ? C’est naturel, la colique. N’est-ce pas, Gérard, que c’est naturel, la colique ? Déjà toute petite, le moindre épice, le moindre grain de poivre, ça lui donnait des coliques épouvantables. J’étais obligée de lui faire des plats à part, bien fades… Ah ! Ce n’était pas toujours facile, vous savez. Enfin… Garçon ! Un Martini et un thé vert… Dites, garçon, ce n’était pas plus grand ici, avant ? Il y a vingt ans, c’était plus grand, non ? Ah bon ! Ça a toujours été comme ça. Vous êtes sûr ? Demandez-donc au patron, Je vous prie.

Le garçon s’éloigne. Un silence. Je rattrape un peu de texte.

— C’est sympathique ici, dit Gérard-la-moustache pour meubler. J’aime bien ce genre de décor…
— Ah ! Vous ne connaissiez pas ? C’est vrai que vous ne sortez pas beaucoup. Faut dire que, de votre banlieue, ce n’est pas facile… André et moi, on venait tous les dimanches. Fallait voir, c’était bien fréquenté le dimanche. Là, vous ne pouvez pas vous rendre compte… D’abord on est lundi et il n’est même pas 6 heures. Et puis surtout, les temps ont changé, non ? Vous les jeunes, vous aimez les big-macs et les sushis et tous ces trucs industriels.
— Ne croyez pas ça, Odile, ose Gérard pour alimenter la conversation. Un bon pot au feu, une bonne choucroute ou un bon foie gras, ça ne nous fait pas peur, vous savez.
— Ah ! Surtout, ne me parlez pas de foie gras, hein ! Je n’ai jamais aimé ça. Ça me donne envie de vomir. Et puis, c’est terrible, cette façon de gaver les oies, c’est inhumain. Et puis, il y a la grippe aviaire. Vous avez pensé à la grippe aviaire ? D’ailleurs, les américains n’en veulent plus, du foie gras. C’est tout dire ! Je ne comprends même pas que…Enfin, comme je disais, tous les goûts sont dans la nature. Mais quand même, faut être snob…
— Mais, Maman, à Noël dernier, chez Françoise, il y avait du foie gras. Tu en avais pris, je me souviens.
— Je voulais être polie, c’est tout, mais j’ai toujours détesté ça. Dis donc, tu m’as l’air enrhumée, toi !
— Oui, un peu. Ça fait une semaine et je ne m’en sors pas. Ah ! Il ne faut pas que j’oublie de prendre mes médicaments…
— Patricia, tu prends trop de médicaments. Je te l’ai toujours dit. Gérard, vous ne trouvez pas qu’elle prend trop de médicaments ?
— Je…
— Un médicament pour ci, un médicament pour ça… Tu as mal à la tête, allez hop, une pilule ; tu as mal au ventre, et vas-y donc, un comprimé ! Fais comme moi, ma grande, soigne-toi un peu intelligemment, lis des revues, écoute ton corps, fais de l’exercice, bon sang de bonsoir. D’ailleurs, je trouve que tu t’empâtes en ce moment.
— Écoute, Maman, ce n’est pas la peine de parler aussi fort.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Je ne parle pas fort du tout !
— Si, je trouve que tu parles un peu fort. D’ailleurs, tout le monde t’entend. Gérard, tu ne trouves pas, que Maman parle un peu fort ?
— Eh bien, je…
— Je ne parle pas fort du tout. C’est ma voix qui est voilée, alors il faut que je la pousse un peu pour être entendue. Mais je ne parle pas fort.
— Si, tu…
— Je te dis que c’est ma voix qui est voilée. Tu es sourde ou quoi, ma fille ? Et puis, si je parle fort, qu’est-ce que ça peut faire, il n’y a personne.
— Ben si, justement…
— Qui ça ? Lui ? Oh, mais il n’écoute pas, il écrit un truc. Regarde, il n’arrête pas de taper sur sa machine. Les gens sont malades avec ces écrans… Et puis je m’en fous de toute façon… Bon, je pendrais bien un gâteau, moi. Garçon ! Qu’est-ce que vous avez comme gâteau, ici ? Du baba au rhum ? Tiens, c’est une idée ça ! Il n’est pas rassis au moins ? Non ? Parce que, bon… Tu veux un gâteau, Patricia ? Non, pas toi, il ne vaut mieux pas… Et vous, Gérard, vous ne voulez pas un gâteau ?
— Non merci, Odile, pas à cette heure.
— Allez, allez, Gérard, vous êtes tout fluet, là. Prenez donc un gâteau ! Ça ne vous fera pas de mal. Je vous l’offre, allez ! C’est de bon cœur.
— Non merci, vraiment !
— Bon, bon ! Ce n’est pas la peine de vous énerver, Gérard!
— Mais je ne…
— Garçon, un baba au rhum… Avec deux cuillères, des fois que vous changiez d’avis…
— Maman, puisqu’il te dit…
— Oh ça va ! Je connais les hommes mieux que toi.
 
Un nouveau silence. J’en profite pour boire une deuxième gorgée de bière. Elle est moins bonne. Et puis :

— Pour la Saint-Valentin, Gérard a réservé à la Closerie des Lilas. C’est chic, il parait.
— Ah ! J’ai bien connu la Closerie autrefois, mais je n’y vais plus. C’était très intello, mais c’est devenu immangeable, enfin, il parait… A l’époque, ce qu’il fallait prendre, c’était le steak tartare, mais maintenant ce n’est plus chic du tout.
— Pourtant, on m’a dit…
— La Saint-Valentin, vous fêtez ça, vous ? Ce n’est pas un peu ridicule ? C’est juste fait pour faire du commerce, vous savez,  pour faire dépenser de l’argent.  
— Oui, c’est un peu vrai, répond Gérard, arrangeant. C’est comme Halloween ou comme Noël ou comme…
— Ah ! non ! Pas comme Noël. Noël, ça remonte à l’Antiquité, c’est les enfants, la famille, une tradition… Comment pouvez-vous dire des choses pareilles, Gérard ? Pas comme Noël, ça non !
— Oui, non ! Pas comme Noël. Noël, c’est Noël. C’est différent, se repend l’imprudent Gérard.
— Ce que j’ai chaud ! Vous ne trouvez pas qu’il fait chaud ici ? dit Patricia qui tente de changer la conversation.
— C’est parce que tu es trop couverte, ma chérie. Ce n’est pas étonnant que tu sois tout le temps malade. Regarde-moi-ça !  Tu es bien trop couverte. On dirait que tu es aux sports d’hiver avec cette tenue.
— Maman, ce n’est pas la peine de parler aussi fort, enfin !
— Je t’ai déjà dit que c’était ma voix. Je n’y peux rien. Tu écoutes ce que je te dis ?
— N’empêche que tu parles trop fort… dit Patricia d’une voix mourante.
— Qu’est-ce que tu dis ? Parle plus fort !
— Rien, rien. 
— Excusez-moi, Mesdames, mais je vais passer aux toilettes, annonce Gérard.
 
Il s’éloigne vers le fond de la salle. Un silence… Je tape, et puis :

— Dis-moi, Patricia. Ça va ? Ça va bien ?
— Ça va.
— Tu es sûre ?
— Ben, oui. Pourquoi ?
— Je ne trouve pas épanouie. Tu grossis, tu t’habilles mal, tu es souvent malade, tu n’as plus rien à me raconter. Je suis sure qu’il y a quelque chose qui ne va pas.
— Tout va bien.
— Tu n’es pas malade au moins ? Je veux dire malade-malade…
— Mais non, je t’assure…
— Alors, c’est Gérard !
— Mais non, enfin ! Arrête !
— Ah ! J’en étais sûre. C’est Gérard ! Je l’ai toujours dit que ce n’était pas l’homme qu’il te fallait. Il m’a toujours paru un peu falot, un peu étroit… Il manque vraiment de… Attention, le revoilà ! … Dites-moi, Gérard, Patricia vient de me dire que vous n’avez toujours pas terminé cette fameuse bibliothèque ?
— Maman, enfin !
— Parce que, depuis le temps…
— Vous savez, Odile, je n’en ai pas beaucoup, de temps. J’ai voulu m’y remettre l’autre soir en rentrant du bureau, mais le voisin est arrivé en disant que je faisais trop de bruit avec la perceuse, qu’on n’avait pas le droit de bricoler après 18 heures et tout un tas d’âneries comme ça.
— Mais ce ne sont pas des âneries, Gérard. C’est la loi ! Après 18 heures, on n’a pas le droit de bricoler ou de passer l’aspirateur ou de faire du bruit. C’est la loi, vous savez ! Votre voisin, il a raison !
— Vous croyez ? dit Gérard en se permettant une pointe d’ironie. Tiens, ça m’étonne. Attendez, je vérifie.

Tout en parlant, Gérard consulte son iPhone, tandis que , levant les yeux au ciel, Odile pianote sur la table.

— Ah ! Voilà, c’est ça ! Tapage nocturne… 22 heures ! La loi dit que c’est 22 heures, le tapage nocturne. Entre 22 heures et 7 heures. Vous voyez !
— Peut-être que la loi, c’est 22 heures, mais 18 heures, c’est l’heure de la détente, l’heure de l’apéro. On n’a pas le droit d’emmerder les gens chez eux après 18 heures !
 
Cette fois-ci, c’est mon téléphone qui sonne. Il a beau être dans la poche du duffel-coat que j’ai posé sur la chaise qui est de l’autre côté de ma table, on entend très bien sa sonnerie futuriste. Passant le bras par-dessus la table, je manque de renverser mon verre et de faire tomber mon iPad et je mets un temps fou à l’extraire de la poche de mon manteau et à interrompre son angoissante sonnerie. Odile s’agace, presque ostensiblement, et dans la prolongation de sa dernière réplique :

—  Et au restaurant non plus, d’ailleurs ! Il y en a, je vous jure !

— Oui ? susurre-je en me tournant à demi … Au Balzar… J’écris un truc… un petit drame familial… dans le genre Bazin, tu sais, Vipère au poing, quelque chose comme ça… Non, je ne peux pas rentrer tout de suite, ce n’est pas fini, je veux dire « JE » n’ai pas fini… Je sens que ça ne va pas tarder à dégénérer… Il ne faut pas que je rate ça… Écoute, ils ne vont pas arriver avant 7 heures et demi, 8 heures, non ?  Alors ce n’est vraiment pas la peine que je… Si ? Mais alors, je n’aurai pas ma fin ! Il va falloir que j’invente. Tu sais bien que je ne sais pas faire ça… Bon, d’accord, d’accord, j’arrive…

Au moment où je repousse la table pour pouvoir me relever, j’entends Gérard qui dit :
— Hé bien, je vais aller chercher la voiture, maintenant. Vous m’attendez-là, Odile ? J’en ai pour un petit quart d’heure, pas plus.
— Attends, chéri, dit Patricia, je viens avec toi.
— Dites-donc, proteste Odile, je ne vais quand même pas attendre ici toute seule !
— Écoute, Maman, j’ai oublié ma Carte Bleue dans une boutique sur le chemin. Il faut absolument que je passe la reprendre à pied avant que ça ferme. Avec la voiture, ce serait bien trop compliqué. Alors, attends-nous là. Il n’y en a pas pour longtemps…
— Bon, eh bien, dépêchez-vous alors, parce que je n’ai pas que ça à faire, de vous attendre !
 
Ils sortent devant moi et prennent la rue des Écoles à droite. C’est aussi mon chemin. J’entends :

Qu’est-ce qu’on fait ?  On la tue tout de suite ?
— Non. Pour le moment, on la plante là, on rentre direct à la maison et on réfléchit. 

2 réflexions sur « Un après-midi de chien (2/2) »

  1. J’ai adoré et je pense qu’il faut la tuer de suite !!!!!!!!
    Et vipère au poing je n’ai jamais aimé car il y a un enfant au milieu, quand il n’y a que des adultes cela me fait rire mais pas avec un enfant innocent !

  2. Ces folcoches existent malheureusement hors des romans et elles sont indestructibles. Le vaccin n’existe pas. Rien que de penser à leur éradication avec du roundup ça soulage. Lire une bonne évocation de leur nuisance et de leur défaite soulage aussi.

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