L’histoire de Noël – 2/5

(…) Et c’est ainsi que les années avaient passé, lui travaillant à l’étable ou aux champs, faisant son ordinaire des restes de la famille et dormant près des vaches, jour après jour, nuit après nuit, saison après saison. À l’exception du Maître ou de la Patronne quand ils lui donnaient des ordres, personne ne lui adressait la parole. Il ne parlait jamais à personne.

Chapitre 2

Un jour, le nouveau médecin de Saint-Géraud, le docteur Cottard, était venu se présenter à la Prétentaine. Il venait de reprendre le cabinet du bon docteur Bonenfant et faisait la tournée des fermes des environs afin de rencontrer la patientèle qu’il avait achetée, d’ailleurs fort cher, à son prédécesseur. Après avoir donné une première consultation gratuite pour la jambe enflée de la Patronne, il avait accepté, pour la route, un petit verre de liqueur de châtaigne. Il allait prendre congé, quand Noël entra brusquement dans la grande salle pour informer la cantonade que la Maurine allait vêler dans l’heure.  Plaisantant à demi, Patenaude suggéra au docteur de venir assister la vache dans son vêlage. Cottard déclina l’offre sur le même ton trivial, mais en retour, il proposa d’examiner sur le champ l’infirmité de Noël. « Il se trouve, disait-il, qu’au temps de mes études, j’ai été quelques mois l’élève du Professeur Armand Panetier, titulaire de la chaire de chirurgie orthopédique de la Faculté de Médecine de Montpellier. J’ai eu ainsi l’occasion d’assister cet homme extraordinaire dans quelques opérations réparatrices pour des difformités usuelles, dont le varus équin, autrement dit le pied bot. Nous avons ici avec ce jeune homme un cas intéressant que j’aimerais examiner. Vous permettez ? » En des termes bien trop alambiqués pour qu’ils soient sincères, on lui fit comprendre que Noël était très occupé, surtout avec la Maurine qui allait vêler. Une vache délicate, celle-là, et vicieuse avec ça, et que seul Noël parviendrait à calmer pour la mise-bas. « C’est sûr que ça va bien lui prendre toute la nuit », ajouta la Patronne. Cottard n’insista pas, mais juste avant de partir, il réussit à glisser au valet de ferme : « Viens me voir à St-Géraud. À n’importe quelle heure du jour, mais seulement le mardi ou le jeudi. Tu n’auras rien à payer. N’oublie pas, le mardi et le jeudi. »

Et voilà pourquoi en ce jeudi de décembre, sur un chemin boueux quelque part entre Saint-Géraud et la Prétentaine, Noël luttait contre le vent et la pluie, épuisé, trempé mais heureux. Dans deux ou trois semaines, il pourrait marcher comme tous les autres et dans moins d’une heure, peu avant la tombée de la nuit, il serait à l’abri dans son étable, dans la tiédeur animale de ses vaches.

Après la traversée du bois de l’Hautil, le chemin descend pendant une centaine de pas vers le pont de pierre qui enjambe la Petite Sandre. Une fois franchi le pont et montée la côte du Pré au Diable, il n’y a plus que trois quarts de lieues à parcourir pour arriver à la Prétentaine.

Noël avançait dans l’obscurité presque totale du sous-bois, mais devant lui, l’orée se dessinait comme une tache grise sur un noir linceul. Quand il y parvint, la faible lumière du jour qui persistait encore lui permit d’apercevoir le vieux pont. La Petite Sandre, gonflée comme un torrent, ne se contentait plus du passage sous l’arche de pierre. Elle l’avait contournée de chaque côté et ne laissait plus apparaitre que le dos d’âne que formait le pont au milieu d’un furieux tourbillon. De sa position de surplomb, Noël pouvait distinguer le chemin qui plongeait dans la rivière une bonne trentaine de pas avant le pont. Il comprit que s’il tentait de rejoindre sa partie émergée, il serait vite emporté par le courant. Il lui fallait donc rebrousser chemin jusqu’à la grand-route, l’emprunter jusqu’à Saint-Martin, en espérant que le pont n’y ait pas été emporté et, de là, rejoindre le chemin de la Prétentaine.  Cela signifiait deux lieues de plus à parcourir, au moins deux heures de marche dans le noir presque absolu. Noël commençait à ressentir fatigue et découragement. Un moment, il envisagea de se confectionner un abri dans le bois de l’Hautil et d’y attendre le jour, mais l’idée de passer la nuit dehors lui noua le ventre. L’obscurité était venue. Il resta debout, de longues minutes à écouter la rivière en crue, incapable de choisir entre la terreur d’une nuit en forêt et le risque d’une traversée de la campagne à l’aveugle.

La pluie cessa brusquement et le vent chassa les nuages, faisant naitre la pleine lune. La Petite Sandre apparut dans la lumière blafarde comme une coulée de lave argentée. De temps en temps, une forme noire crevait un instant sa surface pour bondir et disparaître à nouveau dans le remous comme un marsouin dans la vague.

Cette nouvelle clarté rassura Noël. Il pensa qu’en se hâtant, il pourrait encore arriver à la ferme à temps pour quémander un bol de soupe à la Patronne. Il tourna le dos à la rivière en folie et se mit en chemin.

Les nuages poursuivaient leur course sous la lune, alternant les moments de ténèbres et de clarté. Quand l’obscurité durait trop longtemps, Noël s’arrêtait jusqu’à ce que le ciel se libère. Il avait rejoint la grand-route depuis plus d’une heure, et bientôt, il put apercevoir le clocher de la nouvelle église de St-Martin dont la pointe d’ardoises luisait sous la lune.

Bien qu’elle ait été construite plus de deux cents ans auparavant, on continuait de l’appeler la nouvelle église. L’ancienne, qui se trouvait alors près de la rivière, au cœur du village, avait été détruite par un incendie. Un an après la catastrophe, le Comte de Clavières avait offert un grand terrain situé sur le plateau pour qu’on l’y reconstruise. C’était un ancien verger qui ne donnait plus. Il était entouré d’un mur croulant et limité du côté du couchant par l’escarpement qu’une boucle que la Petite Sandre avait creusé au cours des siècles. Pendant qu’on y transportait les tombes de l’ancien cimetière, on avait construit une église plus grande et plus belle. Et depuis cette époque, entourée des tombeaux des habitants, protégée par son mur d’enceinte, la nouvelle église dominait la petite ville comme un château seigneurial.

Chapitre 3 
Quand la grand-route qui vient de St-Géraud approche de St-Martin, elle commence par longer le mur du cimetière, puis elle descend du plateau pour contourner la butte de l’église. Elle passe entre la rivière et la petite falaise (…)

LA SUITE ? APRÈS-DEMAIN !

2 réflexions sur « L’histoire de Noël – 2/5 »

  1. N’écoute pas l’impatience de Jim, il voudrait boire le vin avant la vendange. Taille ta route : on arrivera toujours quelque part.
    Noël me fait penser à la chanson du petit cheval blanc : »Qu’il avait donc du courage… »

  2. Bon! Attendons! Mais attention, pas de lapin après-demain, pas un Dimanche quand même.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *