Bob Trump, une vie américaine

Bob Trump, une vie américaine1 

Bob Trump épousa Selma Clanton le surlendemain de sa démobilisation. Selma, qu’il avait rencontrée lors de sa première permission juste avant d’embarquer sur le porte-avions Enterprise, l’avait attendu pendant près de quatre ans tandis qu’il traversait le Pacifique dans tous les sens. Pendant l’année qui suivit, Bob prit des cours de comptabilité, tous frais payés par l’US Navy dans le cadre du programme de reclassement des anciens combattants. Pendant ce temps-là, Selma travaillait à la cafeteria de l’Université de Pennsylvanie. Le salaire de Selma et la petite pension d’invalidité pour blessure de guerre de Bob leur permettaient juste de vivre décemment. En mars 1947, Donald Clanton, oncle de Selma et garagiste à Kansas City, mourut sans héritier direct. Selma hérita la petite affaire. Elle la vendit aussitôt à un marchand de meubles voisin qui désirait agrandir son magasin pour y créer un rayon radio-télévision. Ils achetèrent pour vingt-cinq dollars une énorme Hudson modèle 1937 et partirent vers le Grand Canyon. Bob voulait absolument voir de ses propres yeux ce « grand trou dans la terre » qu’un sous-officier lui avait décrit un soir dans les entrailles de l’Enterprise et auquel il avait du mal à croire. « Un mile de profondeur, vous pensez ! » A une centaine de miles avant le Grand Canyon, sur la route 66, ils entrèrent dans la petite ville de Winslow. Ils arrêtèrent leur voiture devant la gare dans la rue principale et la préparèrent pour y passer la nuit. Le lendemain matin, ils s’aperçurent qu’ils s’étaient garés devant la vitrine d’une quincaillerie dont l’enseigne bancale et à demi effacée par le sable et le vent disait modestement « Grinsberg Hardware ». Une affiche collée de biais sur la vitrine annonçait que le commerce était « For sale ». Ils se renseignèrent auprès des commerçants voisins, qu’ils trouvèrent aimables, ils visitèrent la ville, qui leur plut, et ils rencontrèrent Samuel Grinsberg, qui leur plut aussi et avec qui ils firent affaire le lendemain soir.

Bob était sérieux, travailleur et honnête. Selma était avenante et ambitieuse. Elle avait des idées nouvelles sur le commerce et toute la confiance de son mari. Ils mirent donc ses idées en pratique et la réussite ne se fit pas attendre. Ils commencèrent par changer le nom de la quincaillerie Grinsberg en la rebaptisant Clanton Hardware Store. Ils avaient choisi le nom de jeune fille de Selma parce que Bob n’aimait pas son nom de famille à lui. Il trouvait sa sonorité désagréable et grossière. Quatre ans plus tard, ils avaient triplé la surface de l’ancienne quincaillerie Grinsberg de Winslow, ils avaient ouvert un magasin Clanton à Flagstaff, ainsi qu’un autre à Prescott.

Au début des années cinquante, Las Vegas commença à connaitre un essor extraordinaire. Selma se dit que tous ces casinos flamboyants et ces hôtels de plus en plus gigantesques qui se construisaient un peu partout dans la ville allaient avoir besoin d’entretien et que qui dit entretien dit pièces détachées. En 1953, Selma convainquit Bob d’acheter un terrain à proximité de la ville pour y construire un gigantesque dépôt d’outillage et de pièces détachées électriques, de plomberie, de menuiserie. La Mafia se rendit vite compte que les hôtels dont elle était propriétaire avaient un besoin vital des services de C.H.S.S. (Clanton Hardware Storage and Supply Company), la société que Bob avait créée pour construire et exploiter cet entrepôt, et elle laissa Bob et Selma mener leur affaire comme ils l’entendaient.

En 1960, Bob et Selma eurent 39 ans tous les deux. Cette année-là, ils ouvrirent leur quinzième magasin en Arizona, leur cinquième en Californie, et leurs deux premiers au Texas et en Oklahoma. Cinq ans plus tard, la C.H.S.S. s’était diversifiée dans le matériel de forage et les pièces détachées pour l’automobile.
En 1971, la Holding BoSel (pour Bob and Selma) possédait à travers la CHSS et quelques autres sociétés trente-deux entrepôts et cent cinquante-sept magasins répartis sur tout le territoire des États-Unis. Elle exploitait trente-huit concessions automobiles Ford, douze General Motors et elle venait de signer un contrat d’exclusivité avec la marque japonaise Honda. Bob et Selma avaient fait construire un très joli ranch à quelques kilomètres de Sedona, avec une grande piscine, un golf de neuf trous et un petit aérodrome. Mais ils n’y venaient que très peu, préférant habiter à proximité du siège de la holding qu’ils avaient transféré à Phoenix.

A 58 ans, Bob et Selma Trump prirent leurs premières vacances : trois jours sous la tente à Angel Campground, au bord du Colorado, à un mile en dessous de la rive sud du Grand Canyon, ce grand trou dans la terre qu’ils voyaient pour la première fois.
Bob mourut douze ans plus tard, une nuit, doucement, sans douleur, sans même s’en apercevoir. Selma le suivit dix ans plus tard : le 11 septembre 2001, elle mourut d’un arrêt du cœur en regardant sur son écran de télévision la tour Sud du World Trade Center s’effondrer.

Dans le joli petit cimetière de Sedona, au milieu d’une grande pelouse, perdue parmi une centaine d’autres tombes toutes semblables, il y a une pierre blanche, fichée dans le sol, qui porte simplement l’inscription sur laquelle ils s’étaient mis d’accord vingt ans plus tôt : « Bob and Selma Trump, no regrets ».

NOTE 1 : ce texte a été rédigé dans le cadre d’un atelier d’écriture. Le thème de l’exercice était : « Imaginez ce que pourraient être des personnages à partir d’un seul nom. Par exemple : écrivez une page sur un personnage qui s’appellerait Adriano Pitelberg ou encore Bob Trump. » J’avais choisi Bob Trump.

8 réflexions sur « Bob Trump, une vie américaine »

  1. Critique sociale démocrate aisée

    Ce genre d’aventure, survenue durant les 30 glorieuses où la contribution de l’armée à l’ascension sociale de ses vétérans est justement soulignée (bien qu’elle ne soit pas exclusive aux États-Unis) reste quand même très marginale aujourd’hui.

    Elle s’inscrit dans la légende des ‘self made men’ (la femme était ambitieuse, certes, mais avant tout ‘avenante’) reste américains.

    Aujourd’hui, sous la quasi dictature des Républicains qui, depuis Reagan refilent les lourdes factures des allègements fiscaux offerts aux nantis et bien connectés à leurs successeurs Démocrates en soulignant que ces derniers doivent avant toute autre chose payer les dettes qu’ils ont lourdement amplifiées. Les Républicains enjoignent ainsi aux Démocrates, parvenant au pouvoir, de s’abstenir de mettre en place les programmes sociaux annoncés au cours des campagnes électorales…

    Aujourd’hui, disais-je, ces histoire exemplaires sont rarissimes.

    Les générations ‘millenaristes’ et Z qui arrivent sur le marché DES emplois (car il en faut plusieurs pour survivre) savent qu’elles ne parviendront pas à obtenir un pouvoir d’achat ou une qualité de vie égal ou supérieur à celui de leurs parents. Les choses resteront encore très compliquées s’ils ne sont pas Hommes, Blancs, de Souche et quelque part des ‘Héritiers’ d’habitus où le terme Trump a « une sonorité désagréable et grossière » (la politesse, si chère à Philippe, étant, aux États-Unis, un truc de ‘pieds tendres’ de première génération issue d’immigrants européens ou parfois, asiatiques).

    Le refuge dans le racisme et le populisme Trumpeur de ceux qu’Hillary Clinton a malencontreusement baptisés les « Déplorables » et l’ouverture suicidaire (puisque Trump les appelle ‘Socialistes’) aux valeurs et projets d’une sociale démocratie que l’on retrouve déjà un peu au Canada, en France (du temps de l’impôt sur l’ISF) et beaucoup en Norvège ou Danemark et qui n’a rien à voir avec le penchant culturel des pays ibériques pour l’autocratie indifférente aux couleurs coco ou brun caca).

    Mais comme ses amis populistes et les conservateurs européens, Trump ne manque pas d’évoquer le Vénézuéla qu’il aimerait bien investir de ses Marines pour le faire passer du rouge au brun. Heureusement, Moscou veille au grain! Si Trump devait suivre la mouvance occidentale qui le pousse à agir dans ce sens, Putin, détenteur de toutes le preuves, remplacerait Mueller beaucoup plus efficacement pour l’Impeacher.’ (excuse my French!)

    Pour faire court, si les Républicains (parmi lesquels Dick Cheney qui fut pire que Trump – so far -) ont pu permettre au comte de fée narré par Philippe de se réaliser durant les trente glorieuses, de telles épopées sont devenues rarissimes (ne concernant que 0.01% des Américains) tandis que le sort des autres, surtout les membres des dites classes moyennes, stagnent ou rétrogradent. Certes, les plus pauvres, recevant moins d’aide sociale (‘the money’ étant octroyé aux grandes entreprises pour qu’elles rachètent les parts [shares] de leurs actionnaires) sont contraints de prendre tous les emplois minables qui se présentent et qu’occupaient hier les immigrants illégaux et donc non comptabilisés!

    Pour être heureux aux États-Unis, il faut être Héritier comme les Kennedy, Bush et Trump et surtout pas, pauvre sans relations avec les bien connectées et certainement pas en piètre santé.

    Mon Cher Philippe, depuis ton grand périple au trou d’un ‘mile’ du Grand Canyon, l’Amérique, en dépit de l’injonction de Washington et de la morale de Superman, né sur la planète, Kripton symbole de l’Europe en perpétuelle décadence, s’est européanisée (ou Kriptonisée) au point de trouver, maintenant, (belle anticipation!) le terme Trump inélégant!

    Regardez et comparez (avec les pays de votre choix) les taux de suicides (principal usage des armes à feu en Amérique) et ceux de consommation (souvent mortelle ou incurable) des drogues et alcools!

    L’exhibition planétaire des ‘mythic narratives’ (souvent amplifiées par Hollywood et les séries télévisées New Yorkaises) est un appât à immigrants naïfs et un comte rassurant le natif!

    Les loteries et Casinos si nombreux et si chers (il a fait faillite en y investissant la fortune de ses banquiers) à Trump, en laissant imaginer que les pauvres pourraient devenir subitement riches, génèrent l’inconscient (statistiquement improbable mais développé par beaucoup) sur lequel repose l’acceptation par les multitudes rêveuses des privilèges indus des nantis et bien connectés! (Si un pauvre devenait riche, comme ceux-ci, il ne voudrait pas payer d’impôts et chercherait à s’assurer la protection manu militari de ses biens acquis par hasard!

    Évidemment, un tel propos sera qualifié d’unilatéral, voir Manichéen! Si ce n’est d’anti-américainsime primaire!

    Il ne cherche pourtant qu’à rétablir l’équilibre avec le surpoids accordé à cette puissance douteuse par un philogringoïsme tout aussi unilatéral et primitif que la présente critique!

    Deuxfoislepoidsmaisqu’unemesure!

  2. J’espère que tout le monde aura compris qu’en citant Trump dans mon commentaire de ce matin je me référais à l’honni Donald Trump et certainement pas au vertueux Bob Trump de l’histoire du jour (question d’opinion personnelle bien entendu).

  3. Le Monde de l’Ecriture, c’est rien qu’une bande de cons.

  4. J’ai introduit la Mafia car, pour expliquer la réussite des Trump, Las Vegas, toute proche, était un moyen facile. Mais on ne pouvait pas parler de Las Vegas sans au moins mentionner la Mafia. J’ai tout de suite évacué le problème du racket, d’abord pour ne pas tomber dans le cliché (conscient que toute cette histoire en était déjà farcie) mais surtout parce que je voulais écrire une histoire simple, un destin ordinaire (ordinaire du moins en Amérique).

  5. Bonjour Jean, et un merci sincère pour ce relevés de fautes.
    J’ai beau lire et relire les textes que je publie, y compris la veille et la plupart du temps le matin même de leur publication, j’ai beau chasser les fautes d’accord, les répétitions, les assonances involontaires et les homéotéleutes tragiques, je n’arrive pratiquement jamais à les éliminer totalement.
    C’est très rare qu’on relève ici les fautes, l’amitié sans doute, la crainte de vexer. C’est l’un des avantages du Monde de l’Écriture que d’avoir ce genre de corrections et bien au delà.
    J’ai corrigé les erreurs relevées à l’exception de « transférée », car c’est le siège de la holding qui l’a été.

  6. Oh, j’oubliais (parce qu’il faut être consciencieux) : un léger abus des auxiliaires être ou avoir dans l’imparfait ou le plus que parfait (c’est comme ça qu’on disait dans le temps). C’est un écueil facile à éviter en alternant avec le passé simple ou en usant de synonymes, et qui allège le style.
    NON ! JE N’AI PAS ETE PROF DE LETTRES ! (C’est bien pourquoi je déteste critiquer).

  7. Alors, un truc que je déteste faire, mais il paraît que c’est une loi du genre pour les ateliers d’écriture : corriger les fautes d’accord.
    suivit(répétition). leur permettaient. transférée. pourraient.
    Sinon, un texte bien écrit, très américain lui aussi, on est tout de suite dans l’ambiance, aussi bien dans l’esprit que dans la lettre Far-Ouest. On y rencontre même la mafia ! Je m’attendais à ce que ces héros ordinaires fussent victimes de racket ou devinssent eux-mêmes mafieux.

  8. Une vie américaine exemplaire (du “rêve américain”), une réussite entrepreneuriale typique de ces années de la deuxième moitié du XXème siècle. Rien à voir avec les réussites actuelles, gigantesques, basées sur l’innovation révolutionnaire. La réussite de Trump, indéniable, n’a rien à voir avec ces deux cas de figure car elle a été construite sur la tromperie et j’ecris ça sans chercher à faire un mauvais jeu de mots. J’eus préféré que ce nom pestiféré n’apparaisse pas ici.

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