La tartine de Daniel

Morceau choisi

Si vous avez lu mon article du 9 décembre dernier, ou si vous êtres très cultivé — faut-il préciser que l’un n’empêche pas l’autre ? — vous savez qui était Ernest Feydeau, archéologue, écrivain et courtier en bourse. En décembre 1858, Ernest soumit à son ami Flaubert le manuscrit de son deuxième roman, Daniel. Voici les extraits de deux lettres que Gustave envoya à Ernest pour lui faire part de son avis et de ses conseils.

Deux lettres de Flaubert à Ernest Feydeau (extraits)

26 décembre 1858
J’ai déjà lu deux cents pages du Daniel. J’aurai fini la lecture complète ce soir. J’en pense beaucoup de bien. Mais je suis révolté très souvent par les redites et les négligences de style qui sont nombreuses. Quel sauvage tu fais ! A côté de choses superbes tu me fourres des vulgarités impardonnables. (…)

28 décembre 1858
Voici l’aurore. Depuis vingt heures je suis sur Daniel et j’ai passé dans sa société vendredi soir, samedi et dimanche en entier.
(…)

Page 120. La tartine de Daniel à propos des pêcheuses.

Que vois-tu là de bon ? C’est écrit en phrases toutes faites d’un bout à l’autre, et commun de fond au suprême degré. Quel est le bourgeois qui n’a pas pensé cela et dit cela ? Je relève au hasard ce qui me tombe sous les yeux, en reparcourant les malencontreuses pages : les poings de fer du besoin, les ardents feux du jour, sordides haillons, la saison où la nature sourit à l’homme, le spectacle de leurs travaux, le spectacle de ces misères, les lignes harmonieuses de son profil (genre artiste !), une manie imperceptible de sentiment qui touche un cœur, les plus malheureux ne sont pas les plus malheureux du travail !!!, faisant un pénible effort, une OBOLE à la pauvreté, etc., etc., ternir l’image qui vivra, etc..

Tout cela est d’un piètre langage parce que le fond est banal. Telle idée, tel style ! Si tu as besoin que Louise s’émeuve, montre de la pitié, tache de trouver quelque chose de plus saisissant et de plus court.

***

Ouf ! Quand il a lu ça, l’Ernest, il a dû ravaler sa salive. Mais un ami est un ami, et critiquer en littérature, c’est souvent aider.
La chasse aux redites, la lutte contre les phrases toutes faites, la poursuite impitoyable des archétypes, des stéréotypes et autres syntagmes figés, l’élimination des trop belles images et des trop subtiles métaphores, la décimation des épithètes et des adverbes… Ah, si quelqu’un pouvait faire comprendre cela à certains écrivants des forums et des ateliers d’écriture…

ET DEMAIN, LA LITTERATURE EST INCOMPARABLE

2 réflexions sur « La tartine de Daniel »

  1. Oui mais justement, la plupart des écrivants des forums et des ateliers d’écriture ne sont pas Gustave Flaubert. Et il est si simple aujourd’hui de céder aux démangeaisons de clavier.
    Le mieux consiste à ne pas écrire-pour-écrire et se borner à l’échange épistolaire nécessaire pour « faire du lien » privé. J’ai eu l’impression, à fréquenter récemment un site d’écriture dont j’ai oublié l’intitulé, que beaucoup se regardent écrire, y déversant leur trop-plein émotionnel, leur fantasmatique, leur frustration, pensant qu’il suffit de se répandre de bonne foi pour légitimer son narcissisme et son unicité.
    Mais après tout, cela ne fait de mal à personne et fait chauffer l’industrie de l’édition à l’heure où tout est recyclable. Et puis il existe toujours la solution, pour les incurables, de s’auto-éditer et faire admirer son nom sur la jaquette d’un livre rare que nul ne lira jusqu’au bout.

  2. “Telle idée, tel style!” Voilà l’explication, et le secret!

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