Schiele et Basquiat chez Vuitton – Critique aisée n°139

Critique aisée n°139

Egon Schiele et Jean-Michel Basquiat chez Louis Vuitton 
Fondation Louis Vuitton – du 3/10/2018 au 14/01/2019 – Entrée 16 €

Même le soir, dans l’obscurité, le froid et le vent, le bâtiment reste magnifique. Quand on prend la queue à 17h45 avec ceux qui ont eu la sagesse de réserver leur entrée pour 18 heures, on a tout le temps de l’admirer. Oui, jusqu’à 18h15, on a largement le temps de s’extasier sur ces voiles de verre, ces courbes de lamellé-collé, ces noeuds de force métalliques. Et puis, au bout d’une demie heure, comme à un poste frontière entre la Roumanie et la Hongrie dans les années soixante, on entre dans une sorte baraque de chantier améliorée où l’on sera certifié « bon pour la visite ». Frank Gehry n’avait pas prévu le Bataclan de 2015. Pas question de lui en vouloir pour n’avoir pas inclus de local de contrôle des visiteurs dans son plan audacieux. Pas question, bien sûr, mais pourquoi, trois ans plus tard, en sommes-nous toujours à nous engouffrer épaule contre épaule dans un Algeco plus ou moins de luxe, bourré de courants d’air et de visiteurs enrhumés, pour piétiner jusqu’à un cerbère en costume Hugo Boss chargé de vous passer au peigne fin électronique. Espère-t-on la mort prochaine de tous les cinglés kamikaze pour ne pas donner dans le définitif et rester ainsi dans l’improvisation et le cafouillage ?

En ce moment, le splendide vaisseau amiral à voiles qu’est la Fondation Louis Vuitton abrite deux expositions temporaires dont l’une est consacrée à Egon Schiele et l’autre à Jean-Michel Basquiat. Tout indique que Basquiat tient le haut de l’affiche tandis que Schiele fait office de vedette américaine. Mais ce qui n’apparaît pas clairement — et pour moi ça n’apparaît pas du tout — c’est la raison du rapprochement entre ces deux artistes, l’un purement autrichien du début du XXème siècle, et l’autre, purement New Yorkais de la fin du même, deux hommes qui n’ont jamais pu se rencontrer. Deux artistes qui n’ont jamais eu aucune influence réciproque. On sait que Schiele disait à tout bout de champ : « Basquiat ? Connais pas ! » Rien dans leurs vies, si ce n’est leur brièveté, dans leur art, si ce n’est leur précocité ou dans leur technique, si ce n’est l’originalité, rien ne les rapproche. Même pas le prix actuel de leurs tableaux.

Egon Schiele est né en Autriche en 1890. Il a passé la plus grande partie de son temps à Vienne. Son œuvre est très précoce et très brève : commencée dès l’âge de seize ans, elle s’est achevée douze ans plus tard avec la grippe espagnole de 1918. Je n’ai sûrement pas les termes qu’il faut pour évoquer la peinture de Schiele, mais je peux essayer. Un dessin précis et contrasté, des visages et des corps expressifs, parsemés de taches de couleur, des femmes à moitié déshabillées ou entièrement nues dans des contorsions érotiques. J’y ai trouvé du Toulouse-Lautrec sans la joie et du Modigliani sans la sérénité. C’est absolument splendide et émouvant.

C’est splendide et émouvant quand on arrive à se concentrer, à s’isoler dans cette foule compacte qui forme barrage devant chaque tableau. Le nombre de visiteurs à beau être limité, il ne l’est pas assez et l’une de mes photos vous le fera sans doute comprendre. Rien de nouveau sous le soleil : l’enfer, c’est toujours les autres.

Quand vous aurez coché la case Schiele, vous serez admis aux étages supérieurs, chez Basquiat. Et là, pour peu que vous aimiez cet artiste, vous serez servi. La foule est aussi nombreuse que chez Schiele, mais les salles et les œuvres étant beaucoup grandes, vous vous y sentirez moins oppressé. Plus de cent-vingt tableaux, beaucoup plus que ce qui avait été montré il y a quelques années au Musée d’Art Moderne de Paris.

Jean-Michel Basquiat, je crois, a passé pratiquement toute sa vie à New York, plus précisément à Manhattan, et plus précisément encore dans le Lower East Side.

Contrairement à Schiele, Basquiat est né en 1960 à Brooklyn, mais comme Schiele, il est mort jeune, à vingt-huit ans. Comme Schiele, il a été découvert très rapidement et comme Schiele, mais à une bien plus grande échelle, il a connu le succès très jeune.

Oserai-je dire que Basquiat ne m’inspire rien, rien du tout ? Non pas que je sois allergique ou même seulement peu amateur d’art contemporain, mais la vision d’une œuvre de Basquiat ne provoque pas chez moi le moindre hérissement pileux, pas la moindre montée d’émotion dans la gorge, pas le moindre gargouillis dans les entrailles. Je ne sens rien, rien du tout. C’est grave, docteur ?

D’un autre côté, le succès fulgurant qu’a connu ce jeune homme, les prix hallucinants que ces œuvres ont atteints ces derniers temps, l’affluence que connaissent ses expositions, tout ça ne peut pas être dû qu’au seul snobisme ou au seul mauvais goût des autres. Dans ce genre de cas, j’ai déjà eu l’occasion de le dire, j’ai plus tendance à me dire que c’est moi qui ne comprends rien que de penser que ce sont les autres qui font semblant. Donc, je ne comprends rien. C’est dit. Mais tous ceux qui aimaient Basquiat avant de venir m’ont dit que c’était très beau. Je les crois. J’ai intérêt, même.

Quand vous passerez devant l’un des tableaux « untitled » exposés, une grande face noire et grimaçante sur fond bleu, dites-vous bien que cette œuvre a été adjugée 110.000.000$ il y a à peine plus d’un an. Pour ce qui est de Schiele, je crois qu’il a du mal à atteindre les vingt ou trente millions. Quand on voit une telle accumulation de valeur, et là, je ne parle plus d’art, on se demande comment on arrive à faire venir autant de tableaux si précieux des quatre coins du monde où ils sont conservés. Je me suis amusé à calculer un peu : pour Basquiat, disons cent-vingt œuvres pour une valeur moyenne de, soyons modestes, 30.000.000 €, soit trois milliards six cents millions de dollars. Ajoutez à cela une centaine de tableaux et dessins de Schiele pour une valeur moyenne de deux ou trois millions, soit au total environ 300.000.000 $. La valeur totale des œuvres exposées temporairement chez monsieur Vuitton pourrait donc être l’ordre de quatre milliards. Penser que, pour ses 16 Euros, on a le droit de passer devant quatre milliards de dollars, ça fait réfléchir, non ?

Un conseil : même si c’est pour faire chic et décontracté, même si c’est pour impressionner votre compagne, n’allez pas boire un verre au bar de la fondation, Le Franck. A huit heures du soir, c’est absolument lugubre.

2 réflexions sur « Schiele et Basquiat chez Vuitton – Critique aisée n°139 »

  1. Voila un genre de littérature que j’aime lire. Pourquoi ? Parce que je suis un philistin de l’art pictural. Je n’y comprends rien, que tchi. Pas de transports émotionnels, chez moi, pas de hérissements pileux, ni gorge nouée, ni gargouillis de boyaux, ni même de motions tripales, pas d’oeil humide, rien, encéphalogramme plus plat que toile cirée.
    Ah que ne suis-je né à Paris, centre gravitaire de tout art. Mais on ne peut naître en deux endroits à la fois, même Jésus y échoua, alors j’ai quelque excuse.
    Si, un truc cependant : ces femmes me paraissent anguleuses, musculeuses, des monstres quoi. Pas de quoi, en quelque sorte, me fouetter les ovaires. Ca ne parle pas à mon imaginaire. Le seul truchement par lequel j’accéderais un peu à l’émotion picturale, c’est la littérature.
    C’est pourquoi j’aime lire ce genre d’articulet. Là oui, ça me parle.

  2. Je veux bien croire que Egon Schiele disait à tout bout de champ “Basquiat? Connais pas.” Mais je pense que Basquiat disait tout pareil “Schiele? connais pas.” Je ne sais pas grand chose de Basquiat sauf qu’il doit beaucoup à Andy Wharoll pour sa notorieté. Quant aux expositions parisiennes qui agglutinent un monde interlope devant les tableaux, ces autres qui sont un enfer, elles me sont souvent particulièrement agaçantes. Surtout quant un quidam est campé devant un tableau, le bras gauche repliè, le pouce soutenant le menton, l’index pointé vers l’oreille gauche, (je parle d’un quidam droitier bien sûr), et la main droite pointant tel ou tel détail du tableau avec des explications à forte et intelligible voix à destination de la compagne à sa droite qui opine du bonnet comme une épouse sagement soumise, explications dont tout le monde autour profite bien évidemment sans même voir le tableau. A part ça, je suis bien d’accord que la Fondation Vuitton, ce vaisseau majestueux toutes voiles dehors, vaut le détour et certaines expositions, souvent par paires effectivement, d’autant plus intéressantes qu’elles n’attirent pas la foule, par les exemple une remarquable exposition d’art africain contemporain l’an dernier.

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