Une photo surprise

Aujourd’hui, c’est Dimanche et c’est mon anniversaire. Dans deux heures, j’aurai douze ans. Dans la salle à manger, la table est mise. Tout à l’heure, je serai le héros de la fête, mais pour le moment, je dois placer sur les assiettes les petits cartons qui indiqueront à chacun sa place.
Nous serons douze : mes parents, ma sœur, ma grand-mère, mon oncle Paul, sa femme, ma tante Simone et son mari, mon ami Jean-Claude et ses parents. Onze personnes, rien que pour moi, et moi. Douze. Je ne peux m’empêcher de penser que si mon oncle Pierre avait été là, il aurait fallu trouvé une solution, car treize à table, pour Maman, ce n’était tout simplement pas possible.

J’aurai bien voulu qu’il soit là, Pierre. Mais ce n’était pas possible. Je me souviens bien de lui. Malgré une différence d’âge de deux ans, il y avait entre Paul et lui une ressemblance extraordinaire. Deux frères très semblables, et tellement différents. Autant Paul est raide, sérieux,  autant Pierre était drôle et joyeux.

Je ne l’ai pas connu longtemps, Pierre. Il est parti quand j’avais six ans. Parti avec le général Leclerc, à la Libération de Paris. Engagé volontaire dans la 2ème Division Blindée, à dix-huit ans, sur un coup de tête. Il a écrit une seule lettre pendant la campagne. Elle venait de Strasbourg. Il nous parlait de la libération de la ville et de la fête qui avait suivi. Il disait qu’on lui avait promis une citation. Et puis plus rien.
Un jour, quelqu’un nous a appris qu’il avait disparu du côté de Berchtesgaden pendant les derniers combats. Quelques mois plus tard, un soir, alors que je rentrais de l’école, mes parents m’ont regardé d’un drôle d’air et m’ont emmené tout de suite au salon. Ils avaient quelque chose à me dire : on avait retrouvé le corps de Pierre dans les décombres d’un blockhaus éclaté.

C’est drôle, sur le moment, ça ne m’avait presque rien fait de savoir que Pierre était mort. Mais deux semaines plus tard, un matin, au moment de partir à l’école, j’ai fait tomber le Spirit of Saint-Louis de mon étagère. C’était Pierre qui m’avait offert cette maquette de l’avion de Lindbergh. Et c’est à ce moment qu’un coup dans la poitrine m’a appris véritablement que Pierre était mort pour de bon. Pendant quelques jours, je me suis mis à détester tous les hommes : mon oncle Paul, mes professeurs, le père de mon copain René, même mon père, tous ceux qui étaient restés bien vivants, alors que lui, Pierre, il était mort.

Et puis, bien sûr, c’est passé. Avec le temps, j’ai construit mon souvenir de Pierre. Chaque fois que je pouvais, je demandais des détails sur son enfance, sur sa jeunesse. Est-ce qu’il lisait beaucoup ? Est-ce qu’il allait à l’église ? Est-ce qu’il avait eu des petites amies ? Est-ce qu’elles étaient jolies ? Est-ce que je lui ressemblais ? Je voulais qu’on me raconte son départ en août 44, ses actes de guerre, son héroïsme, sa médaille. Mais la famille avait oublié tous les détails qui m’intéressaient. Il s’était engagé, bêtement, et il était mort, c’était tout. Je cherchais dans les livres et dans les journaux l’histoire de la 2ème D.B. espérant un jour tomber sur le nom de Pierre. Mais rien, rien de rien. Pierre était mort.

On a sonné à la porte. C’est Paul et sa femme, Lucienne. Bien sûr, ils m’apportent un cadeau. Mais, le cadeau, je m’en fiche. Je le méprise, Paul, lui qui ne s’est même pas engagé avec Pierre, alors qu’il avait deux ans de plus, lui qui n’a pas été fichu de me donner un seul souvenir précis de son frère, lui qui semble l’avoir presque totalement oublié. C’est vrai, je le méprise, Paul.

Il m’embrasse à peine, il enlève son manteau et le pose sur le grand lit dans la chambre de mes parents. Il retire un journal qui sort de la poche de sa veste puis il s’en va au salon, l’air affolé. Je suis encore dans la chambre quand je l’entends dire à la cantonade :

— Vous avez vu l’Humanité ?

— Oui… tout à l’heure s’il-te-plait, Paul… on en parlera tout à l’heure, répond mon père d’un air ennuyé. Pour le moment, nous avons un anniversaire à fêter, continue-t-il en me regardant avec insistance.

Il se passe quelque chose qu’on veut me cacher, c’est évident, mais je sais qu’il ne servirait à rien de poser la question maintenant. Nous passons à la salle à manger, nous déjeunons, je souffle mes bougies, j’ouvre mes cadeaux et je dis merci. Pendant tout ce temps, je n’ai pas cessé de penser au journal qui m’attend, plié sur le fauteuil du salon.

Quand ils ont commencé à sortir la mirabelle et les cigares, je suis passé au salon, j’ai ramassé le journal et je me suis enfermé dans ma chambre.

Je déploie le journal sur mon lit : c’est l’édition du jour de l’Humanité-Dimanche. Une photo y occupe une bonne moitié de la dernière page. On y voit un groupe de personnages en smoking et robes du soir. Rigolards, ils brandissent des coupes de champagne et des cigares. En gros caractères au-dessus de la photo, le titre dit :

HONTE AUX PROFITEURS DE GUERRE !

En dessous de la photo, en caractères à peine plus petits, je lis :

« Tandis que la classe ouvrière souffre des bas salaires et du manque d’approvisionnement, les riches s’amusent à Monte-Carlo. On reconnaitra au centre de la photo le profiteur Alfred Grougnard, président de la Société des Forges de l’Est, se vautrant dans le champagne avec ses amis tandis que ses ouvriers entament leur sixième semaine de grève pour obtenir des salaires décents.« 

Je regarde la photographie : le troisième type en partant de la gauche, juste à côté du gros Grougnard, c’est mon oncle, c’est Paul. Sa chemise est déboutonnée sous son smoking et il a le bras passé autour de la taille d’une grande brune en train de rire. Que fait Paul sur cette photo, Paul, l’expert-comptable, toujours raide, toujours ennuyeux, toujours sérieux ? Où est Lucienne, ma tante ? Que fait-il au milieu de ces belles femmes qui exhibent des colliers de perles et lèvent des coupes de champagne ? Comment se fait-il qu’il fasse partie de ces jouisseurs à gros cigares ?

J’examine la photo de plus près : ce n’est pas Paul.

C’est Pierre.

2 réflexions sur « Une photo surprise »

  1. Un texte convaincant de bout en bout, construit fil à fil de façon méthodique avec un soin d’orfèvre.
    La dernière phrase est un point d’acmé jouissif.
    Bravo.

  2. Beau suspens irrésolu!

    L’Humanité = « Fake News »!

    Suggestion de titres pour le roman:

    – Mourir déchiqueté à Berchtesgaden ou s’éclater à Monaco?

    – Pourquoi rejoindre ‘bêtement’ Leclerc lorsque l’on peut s’enrichir intelligemment dans les obscures magouilles du Grand Capital?

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