Qu’est-ce que t’as fait à la guerre, Papa ? (3-Les bouteillons)

Journal du sergent Daniel Coutheillas, 4 juillet 1940

4 juillet 1940 
Les bouteillons

Aujourd’hui, vilain temps. Il pleut.
Sans doute par ironie, les Allemands nous font distribuer un petit savon par personne et du savon à barbe. Jamais l’armée française ne nous en avait donné ! Ça a beau être  un ersatz made in Germany, ça  lave quand même.
Le déjeuner de midi consiste en flocons d’avoine avec de la tétine de vache, le tout tenant dans la plus petite de nos gamelles. Le pain ne nous est distribué que le soir. Les premiers jours, ce fut une boule pour neuf, puis pour huit,  maintenant c’est une boule pour quatre. C’est un pain bis assez agréable au goût. Il est lourd, moins cependant que celui en forme de cake qui nous était distribué au début.
La journée s’écoule : le matin, toilettes, corvées, chacun vaque où il veut… le tantôt, sitôt déjeuné, c’est le calme. On dort, on lit, on joue aux cartes suivant son goût jusqu’au diner de six heures (heure française, car ici tout est à l’heure de l’Europe Centrale, en avance d’une heure sur la nôtre). J’ai la coquetterie de conserver notre heure, mais en vérité, ça complique tout. C’est donc vers sept heures que tout s’anime, les potins, les bruits, les cancans. Nous appelons ça les bouteillons, car ce sont des ragots de « cuisine ». Le bon bouteillon se place discrètement dans l’oreille d’un camarade. Plausible, plein de promesses, il traverse le camp comme une flèche : démobilisation pour le 14 juillet; chacun commente, interprète: nous irons à pied par étapes jusqu’à Paris ; et voilà qu’on précise la route et qu’en moins de huit jours nous franchissons la distance et qu’on s’invite à diner chez Drouant à l’arrivée. Wetzel, sceptique, ironise en affirmant qu’en plus les Allemands donneront à chacun un lampion et une bougie pour fêter le 14 juillet! Patatras, le rêve tombe. Et puis, un nouveau bouteillon tout aussi faux, tout aussi invraisemblable nous renvoie à de nouvelles conjectures. Un peu avant neuf heures, nous regagnons nos dures places cimentées! A neuf heures précises, un clairon sonne l’extinction des feux. C’est un vieil Autrichien qui joue la sonnerie française avec parfois un « bonsoir la classe » qui fait hurler tout le camp !
Le sommeil nous gagne et, dans chaque lit de prisonnier, les êtres chers et la vie d’avant, peuplent les rêves…

S’évader ? Pour quoi faire ?

Voilà des jours que nous sommes là. Nous n’avons eu le droit d’envoyer qu’une seule carte ! Parviendra-t-elle ? Nous n’avons pas d’adresse. Pourquoi ? Mystère.
Que sont devenus les miens ? Je n’en sais rien. Comme c’est long.
Je suis là, dans la chambrée, assis sur un seau renversé, et j’écris sur une caisse devant la fenêtre. Sous mes yeux défilent des prisonniers habillés n’importe comment, sans amour-propre. Je les excuse. L’oisiveté, c’est terrible.
Nous manquons d’eau. Une citerne en apporte. Bousculade, bidons, tintamarre.
Je me rase tous les deux jours. Je dors habillé. Je n’ai plus de linge.

Des avions à croix gammée survolent le camp. Dans deux heures, ils seront à Paris… Si je pouvais m’évader? Chacun y pense, mais cela parait irréalisable. Plus de 250 kilomètres à parcourir en territoire occupé, sans provisions…Et puis tout nous dit que bientôt nous serons libres. Espoir tenace auquel tous s’accrochent. Même le sergent Peneau, fermier dans la Nièvre, qui ne vit que couché, étendu sur sa paille, l’œil triste et doux du paysan loin de sa terre.
Je fais de mon mieux pour  garder un peu de moral. Et tout à coup, tout m’énerve : je ne supporte plus tous ces bavards qui parlent finance, vélo et économie politique avec la même assurance et la même bêtise. Quand cinquante bonshommes sont réunis, que de bêtises peuvent êtres dites !
Un barbu à gueule d’apôtre joue les Christ avec emphase et conviction. Il est serviable pour chacun, se croit supérieur à tous, au centre d’une cour qui l’écoute, béate, en guettant le réchaud dont il est pourvu !
A cinq heures du matin, ce bon dieu de réchaud se met à siffler, souffler, pétarader, grincer comme une locomotive essoufflée qui entre en gare. Je me retourne sur mon ciment pour échanger avec Prunet un regard de supplicié.

A suivre
Prochaine édition le 5 juillet
Sergent vaguemestre Coutheillas Daniel, 1er Compagnie du Génie, S.P.241
58ème Division d’Infanterie
sergentDaniel Coutheillas et Eugène Prunet, mai 1940

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