ETUDE DES COMPORTEMENTS DANS LES MUSÉES

par Lorenzo dell’Acqua

Mon cheminement dans les musées est aussi incohérent que celui de l’Homme des foules d’Edgar Poe. La seule logique qui me guide est de faire une photo originale comportant une analogie entre le visiteur et la Peinture qu’il regarde. Aussi surprenant que cela puisse paraître, cette éventualité est fréquente mais personne ne s’en aperçoit et c’est logique : à part moi, tous les autres visiteurs viennent voir les peintures et non les visiteurs.

Aller au musée me permet de joindre l’utile à l’agréable. Lors d’une visite d’une heure et demie au Louvre, je parcours environ quatre kilomètres à pied. Je vais donc au musée comme d’autres vont à la gym. J’ai aussi la chance d’être le seul à savoir que dans les musées, il fait chaud en hiver et frais en été, il ne pleut jamais, les femmes sont pleines de charme, tous les visiteurs sont polis et contents d’être là. En 2024, j’y suis allé 125 fois, soit un jour sur trois et même un jour sur deux si l’on exclut les trois mois de l’année que je ne passe pas à Paris. La raison de cette fréquentation plus qu’assidue est l’espoir de faire un livre avec mes photos.

A force de les suivre et de les dévisager de dos, j’ai fini par bien connaître les différentes espèces de visiteurs dans les musées. Il en est quelques uns dont les comportements sont des aubaines pour le photographe.

A tout seigneur tout honneur, la cerise sur le tableau est un visiteur qui reste planté devant lui sans bouger pendant un temps invraisemblable et qui empêche tout le monde de voir le chef d’œuvre de face. Indifférent aux mouvements de la foule qui essaie de le pousser, il résiste si besoin par la force. Seul son visage inexpressif exclut l’extase. Il ne dort pas, il pense, mais à quoi ? A la beauté ou à la signification de l’œuvre ? Rien ne le perturbe dans son interminable réflexion et il n’a pas conscience d’emmerder tout le monde. Bien que fort antipathique, c’est mon visiteur préféré parce que son immobilisme me permet de prendre beaucoup de photos sans risquer d’avoir un cliché flou à cause du bouger. Succès garanti ! Malheureusement, ou heureusement, il est rare et, en plus, il a un handicap majeur : il est toujours de sexe masculin et donc moche.

Bien que rare lui aussi, le visiteur compulsif est une autre curiosité. Il parcourt le musée à toute vitesse armé de son smartphone avec lequel il photographie  toutes les peintures sans la moindre exception. Sa frénésie n’a que deux explications possibles : ou bien il est fou, ou bien il est obligé par contrat de prendre en photo toutes les peintures de tous les musées de Paris avant de rentrer chez lui, là-bas, dans un pays où tout n’est que luxe, calme et volupté, mais où il n’en pousse pas. C’est un visiteur à la tenue souvent extravagante qui ferait à coup sûr mon affaire mais son mouvement perpétuel m’empêche de le photographier et c’est bien dommage.

Le plus redoutable est le visiteur pervers. C’est en général une femme séduisante et disciplinée qui s’arrête devant chaque toile. Son immobilisme me permet de la prendre en photo un grand nombre de fois et pourtant le résultat est toujours consternant : aucune photo ne sera nette. J’ai mis longtemps avant d’en comprendre la raison. En réalité, ce visiteur est un faux immobile qui bouge imperceptiblement mais en permanence. Il se balance d’une jambe sur l’autre ou déplace sans arrêt la tête pour modifier son angle de vue. Je continue à me faire piéger mais j’ai des excuses …

Les visiteurs enlacés me compliquent la vie car il faut impérativement que je réussisse à supprimer le monsieur très amoureux qui gâche la photo par sa laideur, même de dos.

La chevelure est intéressante à condition de ne pas être brune. Une chevelure brune à contre-jour gâche la photo en formant une grosse tâche arrondie et noire qui la déséquilibre et la rend inesthétique. J’évite désormais leurs propriétaires et souvent à regrets. A l’opposé, les cheveux blancs des vieilles dames de mon âge se détachent à merveille sur la peinture et la mettent en valeur.

Les visiteurs snobs sont fréquents à Paris mais seulement pendant les derniers jours des expositions temporaires où ils se précipitent in extremis de crainte de passer pour des ringards dans les dîners en ville s’ils ne les avaient pas vues. Ils sont faciles à reconnaître : ils parlent fort.

La visiteuse hors d’âge n’est jamais inintéressante : cette femme distinguée, plus ou moins ridée, parfois fort laide, possède neuf fois sur dix une très belle chevelure. Quel choc quand je découvre son visage de face sans rapport avec sa beauté de dos !

Les touristes avec leur guide sont décevants car il est difficile, voire impossible, d’isoler le seul personnage intéressant des autres membres du groupe aux tenues déplorables.

La bonne copine expliquant la toile à son amie en montrant du bout du doigt tous ses détails ne facilite pas ma tâche : il faut réussir à la prendre en photo au repos ce qui n’arrive pratiquement jamais. Les conférencières appartiennent toutes, sans exception, à cette catégorie.

Quel que soit leur âge, la plupart des enfants suivent leurs parents en traînant la savate. Leur air exaspéré en dit long sur le calvaire qu’ils endurent pendant la visite de ces temples de la beauté et leur désintérêt m’angoisse à l’idée que leur génération décidera peut-être de remplacer les musées par des images virtuelles uniquement consultables sur smartphone.

Et puis il y a la visiteuse qui hante chacune de mes nuits depuis des années. Alors que sa coiffure blonde et bouclée était identique à celle de La Dentellière, elle avait traversé la salle du Louvre où elle est exposée sans lui jeter le moindre regard. A ce souvenir douloureux s’ajoute une énigme insoluble : pour voir quel tableau était-elle montée au troisième étage de l’aile Richelieu dédiée à la Peinture de l’Europe du Nord où seuls la Dentellière et l’Astronome  de Vermeer sont de réels chefs d’oeuvre ?

Mais le pire de tous dont je redoute la présence imprévisible, c’est le visiteur qui me connait. Il va rester collé à moi pendant toute la matinée en espérant, à tort, que je finirai par lui confier le secret de mes photos. Qu’on se le dise …

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