Le tsunami

Tsunami1 est un mot d’origine japonaise. Littéralement, il veut dire « vague de port ». Aujourd’hui, alors que tout le monde a vu au moins une fois à la télévision ce que sont réellement un tsunami et ses effets dévastateurs, on peut se demander pourquoi cette tranquille locution sert à désigner un phénomène maritime monstrueux. Si vous ignorez cette raison et si vous voulez la connaitre, lisez la note de bas de page. Sinon, passez à la ligne d’en dessous : 

Le 26 décembre 2004 à 7 h 58, un tremblement de terre de magnitude supérieure à 9 et dont l’épicentre se situait à 250 km au large de l’île de Sumatra provoqua un tsunami qui atteignit la ville de Banda Aceh vingt minutes plus tard. À cette époque, la ville comptait 250.000 habitants ; 70.000 d’entre eux périrent ce jour-là, principalement du fait du tsunami. Au total, le tsunami fit plus de 250.000 morts en Indonésie et dans les pays avoisinants. C’était il y a vingt ans.

Quatre semaines après la catastrophe, avec une petite équipe de SERI ACCeL2 nous nous posions sur l’aéroport de Banda Aceh. Nous avions en charge l’évaluation des dommages subis par une cimenterie construite en bord de mer à une douzaine de kilomètres au sud de la ville.
Le seul texte que j’ai écrit sur cet épisode s’intitulait « Réplique ». Son titre voulait jouer sur deux des sens de ce mot, celui qui définit une secousse tellurique survenant après un séisme de magnitude importante et celui qui évoque une répartie dans un dialogue. « Réplique » racontait notre première journée au milieu des décombres, mais n’insistait qu’assez peu sur l’état de dévastation dans lequel se trouvaient la ville et ses environs car il tendait tout entier vers la chute que je voulais humoristique. Rappelons ici, à l’attention de ceux qui seraient choqués qu’on puisse rire au milieu d’une catastrophe, que l’humour est la politesse du désespoir (Georges Duhamel ou Boris Vian ou Pierre Desproges, mais pour une fois, pas Winston Churchill).

L’autre matin, en entendant évoquer à la radio ce drame vieux de vingt ans, j’ai tenté de faire appel à ma mémoire volontaire pour en raviver quelques souvenirs mais, depuis Marcel Proust, chacun sait que, par ce moyen, on ne fait que redessiner quelques images, toujours les mêmes, mais rarement les sentiments qui vous agitaient alors.

J’ai essayé de trouver ce qui pourrait être ma madeleine de Sumatra, mais sans succès, car on ne trouve ce petit gâteau dodu et cannelé que lorsqu’on ne le cherche pas.  Pourtant, ce dont je crois me souvenir encore aujourd’hui, ce sont les sentiments mélangés qui m’occupaient pendant que nous atterrissions : l’excitation devant cette mission qui allait sans aucun doute figurer parmi les deux ou trois plus importantes de ma vie professionnelle en même temps que la réserve que je me sentais tenu d’observer devant le spectacle que j’allais découvrir d’une ville dévastée pour laquelle on annonçait à l’époque une centaine de milliers de morts.
En effet, quelques minutes avant l’atterrissage, alors que nous survolions un faubourg de la ville qui avait été atteint par le séisme mais préservé du tsunami du fait de son altitude ou de son éloignement de la mer, j’avais trouvé mes compagnons de voyage un peu trop excités. En tant que doyen de notre expédition, j’avais cru bon de refroidir l’ambiance avec un : « Bon, ça suffit, les gars ! Il y a cent mille morts là-dessous ! » Mais une fois dans la voiture qu’on nous avait envoyée à l’aéroport, il n’a plus été besoin de penser à observer quelque réserve que ce soit.
À la sortie de l’aéroport, le gros Toyota s’était engagé dans un bidonville semblable à tous ceux que l’on trouve à la périphérie des villes de ces pays sous-développés. Seul le séisme y avait causé des dommages. Ils avaient dû être importants, certes, mais un mois après l’événement, beaucoup de baraques avaient été reconstruites. Seuls les rares bâtiments construits en dur demeuraient encore dans leur état du 26 décembre à 8 heures du matin. Des effets d’un tremblement de terre, j’en avais vu à Athènes peu de temps auparavant. Le plus spectaculaire, ce qui donnait le plus à penser quant au sort de leurs habitants, c’était ces bâtiments modernes, en marbre plaqué sur béton armé, luxueux mais mal construits, et dont les six ou sept étages s’étaient aplatis les uns sur les autres, plafond contre plancher. Dans ce quartier pauvre de Banda Aceh, rien de tel ; on aurait pu se trouver dans une zone tropicale après un cyclone.

La route descendait vers le centre-ville et nous arrivions dans un quartier aux constructions plus solides. J’y retrouvai là, en plus graves et plus nombreux, les dommages que j’avais observés à Athènes quelques années plus tôt. Mais c’est lorsque nous sommes arrivés en bordure de la ville basse, celle qui s’était construite autour des méandres et de l’estuaire de la rivière Krueng Aceh, que le spectacle nous a frappé de stupeur : limitée au nord par le bleu de l’Océan Indien, encerclée par la masse verte de collines abruptes, une vaste plaine noire de boue au relief mou hérissé de pylônes tordus, de troncs de cocotiers brisés, de pans de murs aux trois quarts effondrés, parsemée d’ilots colorés, jonchée de tôles tordues, de camions et d’autobus renversés, de poutrelles de bois et d’acier enchevêtrées, de toutes sortes de débris accumulés, voitures, motocyclettes, bateaux, cuisinières, réfrigérateurs, armoires, lits, tables, linges, téléviseurs, landaus, jouets d’enfants…

Dans les jours qui ont suivi, j’ai compris que, contrairement à l’usine que nous allions voir un peu plus tard, la ville n’avait pas pris de plein fouet l’inconcevable vague qui venait de l’ouest. Elle avait été protégée du grand choc frontal par le cap de Lamguron qui pointe vers le nord à trois ou quatre kilomètres à l’ouest de la ville. Mais la vague avait contourné le cap et, diminuée dans sa hauteur mais pas dans sa puissance, la formidable masse d’eau était entrée dans la ville comme une énorme marée, un gigantesque mascaret, renversant tout sur son passage et la noyant sous un flot de vase, de végétation arrachée et de morceaux de civilisation.
Sous le soleil, le spectacle de cette plaine dévastée était hallucinant. De place en place, la surface parfaitement lisse et plate de lacs noirs lançait des éclats de lumière ; les couleurs vives de quelques engins de chantier se déplaçaient lentement dans le bourbier ; les silhouettes péniblement courbées d’anciens habitants semblaient rechercher les vestiges de leurs vies d’avant. Pas un bruit, pas un chien, pas un oiseau. Cinquante mille morts, cent mille…

Dans notre Toyota, plus un mot n’était prononcé, pas une photo n’était prise. Je ne sais pas quels sentiments pouvaient agiter mes compagnons de voyage alors que nous longions ce champ de ruines car j’étais moi-même fasciné par le spectacle, incapable de détourner mon regard vers eux, ne serait-ce que pour échanger une impression. Je n’ai d’ailleurs jamais su ce qu’ils en avaient vraiment pensé, car jamais nous n’en avons parlé. Pudeur, impossibilité de concevoir la chose, incapacité de trouver les mots…
Pour ma part, quand j’essaie d’y réfléchir, je crois que les mots, les miens, c’était l’effarement, la stupeur.  L’effarement, pas la pitié, elle viendrait plus tard ; la stupeur, pas l’accablement, car égoïstement, je ne me sentais pas directement concerné.  Mais un peu plus tard, les choses ont changé.

Arrivant du nord, nous approchions de l’usine par la route côtière qui longe le pied des collines recouvertes de jungle. Dans le texte « Réplique » que j’ai évoqué plus haut, j’ai déjà décrit l’étonnante image de cette grosse barge chargée de charbon qui avait été drossée depuis le port de la cimenterie sur plus de cinq cents mètres jusqu’en travers de la route que nous empruntions. Je n’y reviendrai pas, pas plus que sur l’état dans lequel nous avons trouvé l’usine. Par contre, il faut que je parle du village des ingénieurs de l’usine.
Pour loger ses cadres, l’usine avait construit un village de maisons modernes à quelques centaines de mètres au nord de la cimenterie. C’étaient de solides maisons individuelles de deux niveaux, construites en béton, abritées du soleil par une plantation de hauts cocotiers et dispersées sur un terrain qui s’étendait de la route jusqu’à la plage et l’océan.

Ce premier jour, nous n’avons pas pénétré dans le village. Occupés à contourner la barge qui barrait la route à sa hauteur, nous n’avions même pas remarqué son existence. Ce n’est que deux ou trois jours plus tard que nous y sommes entrés.
De loin, ce qui frappait tout de suite, c’était que tous les cocotiers étaient brisés à la même hauteur, à deux mètres environ du sol. Entre ces pieux dressés, de place en place sur le sable, les accumulations de débris de troncs et de palmes de cocotiers ne dépassaient pas une cinquantaine de centimètres de hauteur. Ce n’est qu’en avançant avec précaution au milieu de cette étrange forêt que l’on pouvait s’apercevoir que l’on marchait là où avait été un village. Là où le 26 décembre 2004 à huit heures du matin, existaient encore des jardins, des allées, des terrasses, des étendoirs à linge, des filets de badminton, des vélos, des salons, des cuisines, des chambres, vingt minutes plus tard, il n’y avait plus rien, plus rien de reconnaissable. Combien de maisons, combien de familles y avait-il ici un mois auparavant ? Quinze ? Vingt ? Trente ? C’était impossible de le dire.
Je suis resté longtemps à errer dans le village arasé. À un moment, quelque chose a attiré mon attention. C’était un objet en bois. Il était à moitié ensablé. Ses multiples couleurs étaient délavées. Il n’avait pas été emporté par la vague parce que le cordon qui servait à le tirer était resté coincé sous un bloc de béton pas plus gros qu’une valise. Il avait perdu deux de ses roues, mais son combiné rouge était toujours attaché à son cordon torsadé. Ses yeux avaient été effacés, mais son sourire était toujours là. C’était un téléphone, un téléphone Fisher Price, le téléphone que tous ceux qui sont nés après 1960 ont tiré un jour sur la moquette du salon.
Comment décrire les sentiments qui vous envahissent dans un moment comme celui-là ?

Post-scriptum
« Comment décrire les sentiments qui vous envahissent dans un moment comme celui-là ? »
C’est de cette manière que s’achève ce texte écrit à la recherche des sentiments que l’on peut éprouver à la vision d’une catastrophe majeure. Autant dire qu’il se termine par un échec, un aveu d’impuissance.
La description de cette catastrophe, si je m’étais trouvé au milieu d’elle et si j’y avais survécu, eut-été sans doute plus facile. Phrases brèves, première personne du singulier, temps présent, vision au ras du sol, témoignage… Mais il ne s’agissait pas de cela.
Comment décrire les sentiments qui vous envahissent dans un moment comme celui-là ?
Et d’abord, quels sont ces sentiments ?
Certainement pas ceux que l’on éprouve quand, à la télévision, on voit pour la centième fois un Boeing 767 percuter une tour de Manhattan ; ou quand on observe comment, au Japon, un raz de marée emporte bateaux, voitures, camions, grues, hangars et vies humaines à des centaines de mètres à l’intérieur des terres ; ou quand voit un avion de ligne prendre feu en bout de piste et tuer deux cents personnes après un atterrissage sur le ventre réussi parce qu’un connard a construit un mur en béton pour protéger une antenne qui valait tout au plus quelques dizaines de milliers de dollars.  Ce qu’on éprouve comme sentiments dans ces moments-là, ce serait plutôt :  « Mon Dieu, mon Dieu ! Comme c’est horrible ! Ah ! Les pauvres gens » Et puis on reprend de la crème de marron. Ou alors, pire, du genre « Suave mari magno… » « Qu’il est doux, quand sur la mer immense les vents en soulèvent les houles, de suivre de la terre ferme le spectacle de la dure épreuve qu’elles infligent aux autres »

Non, je parle de ces moments où, quand les vents et les houles se sont calmés, on traverse les champs de ruine, ces moments où il est impossible d’ignorer les centaines, les milliers, les dizaines de milliers de corps enfouis, brulés ou déchiquetés, corps qui vivaient là, ou qui passaient par là, au mauvais moment.
Dans l’instant, c’est simplement inconcevable. Il n’y a ni mot ni sentiment à la hauteur. Alors, c’est la stupeur qui prévaut. Mais un peu plus tard, quand le cerveau a ruminé ce qu’il a vu, quand il a tenté d’imaginer ce que cela pouvait représenter de vies interrompues, de souffrances et de désespoir, c’est parfois la compassion qui apparait. La compassion, c’est humain, bien sûr, mais être compatissant, c’est déjà avoir pris de la distance par rapport à l’évènement.
Alors, c’est devant un téléphone Fisher Price qu’on pourra peut-être ressentir un dixième du centième du millionième de ce que fut l’horreur du tsunami.
 

Note 1 : Tsunami = Vague de Port.
Pourquoi ? Dans certaines conditions, un séisme sous-marin survenant à grande profondeur peut provoquer un tsunami. Si deux plaques sous-marines contigües se déplacent verticalement l’une par rapport à l’autre de façon soudaine, la colonne d’eau qui les surmonte se déplace verticalement de la même hauteur, emmagasinant une quantité d’énergie d’autant plus considérable que le séisme est profond.  Ce déplacement provoque en surface une vague de faible hauteur, de l’ordre du mètre, mais qui se déplace à grande vitesse. De ce fait, elle demeure insensible aux bateaux qui se trouvent au large. Par contre, quand la crête de la vague approche d’une côte et que la profondeur de l’eau diminue, l’énergie qui demeure la même fait monter la crête de la vague à très grande hauteur. Elle finit par déferler sur les villes, les ports et les plaines côtières. Dans l’ancien temps, les marins japonais qui étaient au large au moment du séisme n’avaient rien ressenti au passage de la vague, mais en, constatant les dommages en rentrant au port, ils pensaient que la vague était née dans le port ou à proximité, d’où le nom de « vague de port. »
Par les l’arrachage de toute végétation sur la pointe qui se trouve devant la cimenterie de Banda Aceh, les photos que j’ai pu prendre mettent en évidence, s’il en était besoin, que la vague qui a atteint l’usine avait une hauteur de l’ordre de trente mètres, c’est-à-dire celle d’un immeuble de dix étages.

Note 2  : SERI ACCeL, Dernier nom de la société d’expertise dans laquelle j’ai exercé cette activité pendant 33 ans.

Le village des ingénieurs

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *