LA FORCE DE L’HABITUDE (Extrait)

(…) Il n’a jamais dit à sa femme que les horaires du bureau avaient changé et depuis ce jour, La Lorraine l’accueille chaque soir de la semaine.

Sa table, toujours la même, est située près d’une large fenêtre. De là, dans le confort chaleureux et ouaté de la salle, il peut contempler à sa guise la place des Ternes luisante de pluie et l’agitation des voitures hésitantes derrière leurs essuie-glaces et des piétons engoncés dans leurs manteaux.

Lorsqu’il s’assied, il n’a plus à commander le vin. Jean, le serveur, lui apporte immédiatement un seau à glace et une demi-bouteille de Pouilly-Fuissé. Pendant que le serveur la débouche, Jérôme et lui échangent quelques mots sur le temps qu’il fait.

Un peu plus tard, le maître d’hôtel, toujours le même – Monsieur Robert – lui présentera la carte et les suggestions du jour. Pendant que Jérôme fera semblant de consulter le menu et que Monsieur Robert fera semblant d’attendre respectueusement les choix de son client, les deux hommes échangeront quelques propos humoristiques ou désabusés sur la politique. Au bout de trois ou quatre minutes, Jérôme soupirera en refermant le menu :

« Eh bien, écoutez Robert, finalement, ce sera comme d’habitude.

— Très bien, Monsieur ; donc huit Spéciales n°3, une demi-douzaine de praires, beurre salé, pas de citron, pas de vinaigre. Et pour suivre, le poisson du jour. C’est bien ça ? Aujourd’hui, c’est un dos de saumon à l’unilatéral sur un lit d’épinards.

— Parfait, confirmera Jérôme. »

Ensuite, Jérôme goûtera le Pouilly et ouvrira son journal. Quand les huîtres arriveront sur leur lit de glace surélevé, il le repliera. Puis il tournera le plateau de manière à présenter les Spéciales devant lui. Il ne mangera les praires, plus fortes en goût, qu’une fois qu’il aura fini les huîtres. Au fur et à mesure, il rangera les coquilles vides en les retournant sur la glace du plateau. La plupart du temps, il n’aura pas le temps de reprendre son journal avant l’arrivée du poisson, fumant sur son lit de verdure. Lorsqu’il l’aura fini, il pourra enfin écarter légèrement son assiette et ouvrir à nouveau Les Échos. Il aura le temps de lire un ou deux articles en finissant le Pouilly. Un peu plus tard, Monsieur Robert déposera discrètement devant lui l’addition sur un petit plateau d’argent. Tout en continuant sa lecture, et sans regarder la note, Jérôme y posera négligemment sa carte Platinum. Il sera alors un peu moins de 21 heures, encore un peu trop tôt pour rentrer chez soi. Il reprendra son journal, paisible et serein, bercé par la prose économique des Échos et le brouhaha élégant et lointain du restaurant.

Cela fait maintenant presque six mois que Jérôme goûte à ce petit bonheur quotidien. Bien sûr, au début, les deux heures quotidiennes de présence en moins au bureau ont posé un problème. Il n’arrivait plus à faire face à la somme de travail qui, elle, était restée la même. Mais il n’a pas tardé à s’organiser : il a annoncé chez lui qu’à présent, il devrait aller travailler le samedi matin au bureau. En contrepartie, ces matins-là, il devrait être dispensé de l’accompagnement des enfants aux diverses activités auxquelles sa femme les a inscrits : danse, équitation, hockey sur gazon… Il en était désolé, disait-il, mais que voulez-vous, le travail d’abord !

Cela fait maintenant presque trois mois que les collègues de Jérôme Garrouste le trouvent plus détendu, plus agréable, plus sympathique. Oh, il n’a rien perdu de sa pugnacité envers les délégués du personnel, ni de son efficacité dans la préparation des fermetures de site. Non, mais disons qu’il fait cela d’une manière plus… comment dire, plus conviviale, voilà, c’est cela, plus conviviale.

Ce soir, quand Jérôme Garrouste est sorti de La Lorraine, salué par le maître d’hôtel et le chasseur – Bonsoir, Monsieur Garrouste, à demain ? – il faisait froid, mais c’était la pleine lune et le ciel était magnifique. Il a décidé de laisser sa voiture au parking et de rentrer à pied. En remontant le boulevard de Courcelles vers le Parc Monceau, il s’est dit qu’il était bon parfois de changer ses habitudes.

*

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