Cette année-là, alors que la température restait étrangement douce, la pluie avait commencé à tomber la veille de la Toussaint et, depuis ce jour, il n’avait pas cessé de pleuvoir. Les chemins s’étaient transformés en bourbiers, les ruisseaux en torrents et les torrents en rivière. On disait que si ça continuait comme ça, demain, la route qui menait de St-Géraud à La Claux serait coupée.
Noël marchait sous la pluie depuis bientôt deux heures. Son chapeau de feutre avait perdu sa forme et ses larges rebords rabattus sur ses oreilles pendaient maintenant jusque sur ses épaules. Ses vêtements détrempés s’étaient collés à son corps et pesaient lourd sur son dos et sur ses reins. Il avançait encore plus péniblement qu’à l’ordinaire, trainant son pied difforme dans les ornières du chemin. Noël pressait le pas autant que sa démarche le lui permettait. Il voulait arriver à la Prétentaine avant la nuit car il avait gardé de son enfance une sourde crainte de l’obscurité et des esprits malfaisants qui la peuplent. D’ailleurs aucun homme de la région, même le plus courageux ou le plus inconscient, n’aurait eu l’idée de marcher dans l’obscurité, le vent et la pluie à travers cette campagne à demi submergée.
Pourtant, malgré l’humidité qui le pénétrait, malgré la nuit qui approchait et malgré le mauvais chemin qu’il lui restait encore à parcourir, Noël était joyeux : c’en serait bientôt fini de son infirmité. Le docteur Cottard lui avait assuré qu’une intervention chirurgicale sans danger permettrait de donner à son pied bot une mobilité quasi normale. C’était sans danger : on lui couperait le malheureux tendon atrophié qui maintenait son pied tendu vers le bas et, au bout de quelques jours, tout rentrerait dans l’ordre. Il pourrait marcher normalement. Le succès était assuré, avait dit le docteur, et ce serait presque sans douleur. La douleur, Noël s’en moquait bien. Il avait déjà tant souffert à cause de son pied bot qu’il était prêt à souffrir encore pour s’en débarrasser définitivement. Le docteur avait fixé l’opération à la semaine prochaine, au 26 décembre exactement. Il la ferait pour rien, pour la science, avait-il dit en ajoutant gaiement : « Ce sera mon cadeau d’anniversaire, Noël ! »
Noël Couvresac était né vingt-huit ans auparavant, le 24 décembre 1850, d’Amandine Couvresac et de père inconnu. La pauvre Amandine, servante à la ferme de la Prétentaine, était morte en le mettant au monde. Elle n’avait que dix-sept ans. Le symbole de ce bébé arrivant la nuit de Noël avait touché Hector Patenaude, le maître de la Prétentaine, et il avait accepté que la Patronne, son épouse Marcelle, élève le nouveau-né au milieu de ses quatre enfants. Bien sûr, ils lui donnèrent le nom de Noël, Noël Couvresac. L’année suivante fut bonne pour la Prétentaine, les fruits furent abondants et la moisson inespérée. Noël grandissait, traité par Marcelle comme elle avait traité ses propres enfants au même âge.
Cependant, tandis qu’approchait la fin de la première année de son existence, l’étrange position du pied gauche du petit Noël devenait de plus en plus manifeste. Il fut bientôt impossible pour Marcelle Patenaude de prétendre l’ignorer plus longtemps. Bien qu’elle n’en ait jamais vu auparavant, elle n’avait pas tardé à mettre un nom sur l’infirmité : un pied bot. Noël avait un pied bot.
Les saisons passaient, mais pour la Prétentaine, l’année 1852 fut mauvaise : la grange brûla entièrement au début du printemps, une demi-douzaine de vaches mourut brusquement sans qu’on sache pourquoi et un bon tiers de la moisson fut perdu à cause des orages de la fin de juillet. Le Père restait de mauvaise humeur du matin au soir et cherchait plus souvent querelle à sa femme. De son côté, la Patronne s’agaçait à voir cet enfant qui ne se décidait pas à marcher et qui persistait à se trainer de coté sur le sol de la cuisine. Dans les années qui suivirent, l’abondance revint mais les choses empirèrent pour Noël tandis que son infirmité devenait de plus en plus visible. Sans s’en rendre compte, Marcelle s’était mise à le haïr. Aussi, la première fois qu’en sa présence, l’ainé de ses garçons se moqua méchamment de Noël en contrefaisant sa démarche, elle ne prit même pas la peine de le réprimander. Au contraire, elle éclata de rire, et toute la tablée avec elle. À partir de ce jour, c’en fut fini pour Noël. Sans devenir tout à fait le souffre-douleur de la famille, il sentit qu’il n’en faisait plus partie. Il n’avait que sept ans.
En quelques courtes années, son statut à la ferme se dégrada de fils adoptif à orphelin, puis d’orphelin à valet de ferme. (…)
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Histoire de Noël et autres contes cruels
Ce petit bouquin n’est pas destiné à être mis entre toutes les mains. En effet, et contrairement à ce que pourrait laisser croire une interprétation trop rapide de son titre, il ne s’agit pas du tout, mais alors pas du tout, d’un recueil de belles histoires de Noël, dégoulinantes de bonté, de morale et de confiture.
Connaissez-vous la légende de la Mort à Samarcande ? Non ? C’est un beau et terrible poème persan du XIIème siècle dans lequel un Vizir qui vient de croiser la Mort dans une rue de Bagdad croit lui échapper en s’enfuyant à Samarcande alors que c’est justement là que, sans le savoir, il a rendez-vous ce soir avec elle. Eh bien, pour la plupart, les nouvelles qui composent Histoire de Noël s’inspirent de cette fatalité ironique : c’est en croyant fuir son destin que l’homme s’y précipite.
Joyeux Noël à tous, fidèles lecteurs et commentateurs du JDC, à son RCA, car on adore ses contes, ses histoires imaginées et même vécues pour certaines.