Rendez-vous à cinq heures avec Paddy

 

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Comme suite aux articles d’hier et avant-hier, Paddy voudrait qu’on l’appelle Didier. 

Appelez-moi Didier, Didier Viguier. C’est mon nom quand je me promène à Paris en vêtements civils, des vêtements parisiens que j’ai acheté À la Samaritaine quand je suis arrivé à Paris il y a un an, le 16 mai 1941. Dans une semaine, le 23 mai, ce sera mon vingt-deuxième anniversaire et mon jour de fête, celui des Didier, les souhaités selon l’origine de ce prénom. Mais je ne serai plus à Paris pour fêter ce double événement car je serai en route pour le front de l’Est. Pourquoi ? J’y viendrai plus loin mais en attendant voici une première explication. C’est parce que mon vrai nom est Dieter Wiegenfeld, je suis allemand, mais pour les français seulement je suis Didier Viguier. Je me suis attaché à ce nom, un viguier en vieux français était un petit juge local, une profession à laquelle je me destinais quand je faisais mes études de droit à Heidelberg.

J’aime amoureusement Paris. À chaque moment de permission qui me libère de la Kommandantur où je suis affecté je visite tous les quartiers de la ville. Il ne m’a pas été difficile de me procurer à la Kommandantur de faux papiers d’identité français au nom de Didier Viguier. Dans tous les quartiers de Paris, que ce soit à Ménilmontant, à la Butte aux Cailles ou à Saint Germain des Prés, je me sens bien, j’aime parler avec les gens qui ne soupçonnent pas mes origines que je leur cache évidemment. Ah oui, il me faut dire que je parle couramment le français. Mes parents étaient l’un et l’autre professeurs de français à Sttugart où nous habitions, mon père professeur de littérature française à l’université et ma mère professeur de français au collège. Ils étaient non seulement francophones mais surtout francophiles. Et pourtant mon père avait fait toute la grande guerre, une chose qui n’était jamais évoquée à la maison. C’est eux qui m’ont appris le français dès mon âge de cinq ans et par la suite nous parlions souvent en français à la maison. Mon père me disait que notre langue allemande était belle et romantique, que notre culture était riche avec ses philosophes et surtout ses compositeurs de musique, nous pouvions nous enorgueillir d’avoir Hegel et Kant, Bach, Beethoven et Brahms, mais les français avaient la langue la plus expressive, la plus précise dans la communication orale ou écrite qui en faisait la langue d’excellence choisie pour la diplomatie et la langue faite pour la littérature, celle de Montaigne, Voltaire et Victor Hugo, entre beaucoup d’autres.

Je n’ai qu’un seul reproche à faire à Paris, moi qui suis un amateur de bonnes bières plus qu’un amateur de vins, celui d’y trouver à boire qu’une bière bien inférieure à nos bières allemandes. Je sais que nous sommes en temps de guerre et que les quelques brasseries parisiennes restées actives ont à faire face à de nombreuses difficultés dues à la pénurie de matières premières, de charbon et de main d’œuvre. J’ai appris les conditions imposées aux brasseries parisiennes à la Kommandantur. Des mesures dites de concentration limitent la production à quelques usines en situation concentrante c’est à dire en capacité d’absorber par accords particuliers des contingents d’autres brasseries. Ainsi, La Gallia, située dans le quatorzième arrondissement, en situation d’usine concentrante, absorbe des contingents de ses confrères Dumesnil, Grüber et de quelques autres brasseries. Par ailleurs, la loi limite le degré d’alcool des bières à 2° pour les plus fortes et à 1° pour la bière de table. Non ! Ces bières ne sont pas bonnes et je ne suis pas capable d’apprécier un bon vin. Malheureusement, je n’aurai plus la possibilité de corriger cette lacune.

Je suis donc installé en ce moment à la terrasse d’un véritable petit bistro parisien qui s’appelle Au Petit Fer à Cheval parce que son petit bar a l’intérieur a la forme d’un fer à cheval, assis à la table de gauche dans le coin, et j’écris cette lettre que je compte poster à un ami inconnu dont je ne possède ni le nom ni l’adresse, un ami que je trouverai peut-être au hasard sur le nom d’une porte, pour lui dire que j’aime Paris et les parisiens. Une simple déclaration venue d’un allemand, un « malgré-nous » en quelque sorte. Ce matin j’ai été piégé par un contrôle d’identité au coin de la rue des Rosiers et de la rue Vieille du Temple, à deux pas d’ici. Le soldat allemand, un boutonneux assez jeune, l’air malsain, a regardé attentivement mes faux papiers français, les retournant dans tous les sens, son regard allant et venant de la photographie à mon visage. Je ne manifestais aucun trouble mais quand il me rendit mes papiers, j’ai compris qu’il m’avait reconnu et découvert ma fausse identité française. À l’heure qu’il est il doit m’avoir déjà dénoncé à l’Oberführer à la Kommandanture et mon envoi sur le front de l’Est est certainement déjà décidé. Revoir Paris sera mon seul rêve, ma seule détermination à partir de maintenant, si Dieu veut bien me prêter vie.

Paddy

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