Go West ! (3)

(…) Il est presque cinq heures. Le vent s’est un peu levé. Sous mon grand chêne, il n’en fait pas moins chaud pour autant mais, pendant quelques minutes, le bruissement des feuilles m’en a donné l’illusion. Le problème maintenant, c’est la poussière. Avec ma ridicule veste en daim que je n’ai pas enlevée pour ne pas faire négligé, je suis en train de me liquéfier. À chaque passage de voiture, la poussière soulevée vient se coller dans mes cheveux, sur ma figure, mon cou et jusque sous ma chemise que j’ai quand même un peu ouverte au risque de passer pour un vagabond. Heureusement, des passages, il n’y en a pas beaucoup.

*

 Pendant notre dernière escale à Gander, je n’avais pas vu Carol, occupée sans doute avec les reste de l’équipage dans une salle réservée au personnel. J’en avais profité pour annoncer aux deux autres que je resterai un peu à New-York et que je les rejoindrai plus tard en Arizona. Devant leur protestations, je n’avais pu éviter de leur donner mes raisons pour ce lâchage et donc de leur raconter ma nuit entre Shannon et Gander. Je l’avais fait dans les termes les plus galants et les plus vagues possibles, mais aussi avec un plaisir certain. Devant le motif sérieux que je leur présentais, leur colère se transforma en jalousie mêlée, j’en suis sûr, d’un certain respect. Une fois de nouveau dans l’avion, je pu glisser un mot à Carol :
— Je t’attendrai à la sortie des bagages, d’accord ?
— D’accord, dit-elle distraitement en vérifiant le verrouillage de ma ceinture de sécurité.

 *

J’en ai marre ! New-York — Flagstaff ! C’était une ânerie de vouloir faire tout ce trajet en stop. Je ne suis vraiment pas fait pour ça. Je suis fatigué, je suis sale, j’ai chaud, j’ai soif, j’en ai marre. Il faut que je trouve un bus pour me sortir de là, pour aller en ville, dans celle-ci ou dans une autre, n’importe laquelle, là où il y aura un hôtel, une bière, une douche, l’air conditionné, un réfrigérateur, quelque chose, quelque chose d’autre que ce foutu chêne dont les feuilles ne bougent même plus, quelque chose d’autre que cette foutue route qui ondule sous cette foutue chaleur. Mais comment trouver un bus ? Comment trouver la gare routière ? Dans ce foutu bled, il n’y a même pas un foutu piéton à qui demander son chemin !

Il doit bien être six heures passées. Dans la maison bien propre qui est en face de moi au bout de sa petite pelouse bien tondue, il y a un rideau qui s’agite de temps en temps à une fenêtre du rez-de-chaussée.  Derrière, il y a surement quelqu’un, quelqu’un qui s’inquiète, une femme, une femme seule à la maison. Elle regarde à travers la dentelle. Elle s’inquiète : qu’est-ce que c’est que ce vagabond avec sa drôle de veste ?

Il faut absolument que je parte d’ici. Encore une heure ou deux et la nuit va tomber. Si je suis encore là au crépuscule, c’est sûr, je vais me faire ramasser par la voiture du sheriff. Je me décide, j’enlève ma veste, je la coince entre les sangles de mon sac et je commence à marcher. Comme un enfant oublié sur une plage, j’ai choisi d’aller vers la lumière, vers le soleil. Je pense : ça tombe bien, c’est vers l’ouest, c’est justement par-là que je voulais aller ! Je glousse de rire une fois, mais tout suite, je me dis : même pas drôle ! J’ai quitté l’ombre de mon chêne et les rayons du soleil couchant me frappent à l’horizontale. Je n’ai pas de chapeau, pas de casquette et je ne sais pas ce que j’ai fait de mes lunettes de soleil. J’ai chaud, j’ai soif, la sueur coule dans mes yeux, ça pique, et dans dix minutes, je suis sûr que j’aurai une ampoule. Tout va pour le mieux.

*

En fait, Carol, je ne l’ai jamais revue. Je savais bien sûr que le personnel naviguant passe les contrôles d’entrée dans un pays par des guichets spéciaux et je lui avais demandé de me rejoindre à la sortie des bagages des passagers ordinaires. De là, nous prendrions tous les deux un bus pour Brooklyn. Je l’ai attendue longtemps, mais elle n’est jamais venue. Aujourd’hui, après toutes ces années, je me demande encore pourquoi. Avait-elle eu à cause de moi des ennuis avec sa chef de cabine, s’était-elle trompé de sortie bagages, avait-elle voulu se débarrasser de moi ? Je me le demande encore, mais j’ai ma petite idée.

J’étais tellement sûr de moi, au début, que mes deux compagnons de voyage avaient attendu dans l’espoir de voir Carol et de vérifier la véracité de mon histoire. Ils avaient fini par se lasser et étaient partis en se moquant de moi prendre leur bus vers le New Jersey.
Incrédule, puis déçu, puis amer, il a bien fallu que je me rende à l’évidence : Carol ne viendrait plus ; je ne connaîtrais pas le milieu des écoles de cinéma à Greenwich Village ; pas cette fois-ci en tout cas. Je rejoignis la gare routière. A la cafétéria, je tombais tout de suite sur me deux camarades.  J’étais plutôt content de les retrouver. Bien sûr, ils se moquèrent de moi et de ma prétendue petite amie New Yorkaise mais, à vrai dire, plutôt charitablement. Ils avaient pris leurs billets et le bus ne partait que dans une demi-heure.

Deux heures plus tard, nous étions tous les trois sur le bord de l’US 70 à lever le pouce devant des automobilistes indifférents, méfiants ou pressés. Une heure de plus, et nous y étions toujours. Une heure encore et nous avions décidé de nous séparer. Un seul se montrerait au bord de la route, les autres attendant plus loin, cachés. Je fus le dernier à partir. À arriver, aussi.

*

La voiture a dû ralentir et s’arrêter tout doucement derrière moi, parce que je n’ai rien entendu. Le coup de klaxon tout proche me fait sursauter. Je me retourne et devant moi, il y a une grosse Ford décapotable, moteur ronronnant. A part le filet de couleur crème qui parcourt le flanc de la voiture depuis le phare avant jusqu’au feu arrière et la capote de même couleur qui est repliée sur l’arrière, toute le reste est rouge, les portières, les ailes, le capot, les sièges, les pare-soleil, tout, rouge, rouge vif. J’ai le soleil dans le dos et malgré les moustiques écrasés en arcs de cercle sur le pare-brise, je vois très bien le haut du corps de la fille qui est assise derrière volant.

A SUIVRE

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