Au petit fer à cheval (75 ans plus tôt)

Hier, je vous ai demandé de regarder une photographie en couleur.

Aujourd’hui, je vous demande de regarder cette photographie-là. Elle vous rappelle sans doute quelque chose. Oui, c’est bien le Petit Fer à Cheval, il y a bien un serveur, une cliente, un comptoir mouluré, quelques tables et des bicyclettes sur le trottoir. Regardez bien : la ressemblance avec la photo d’hier est frappante, n’est-ce pas ?

Mais le garçon ne s’appelle pas Patrick. Il s’appelle Robert et la jeune fille, ce n’est pas Emilie, c’est Denise. La petite robe noire qu’elle porte n’est pas celle d’un magasin chic, mais la robe de deuil que sa mère a portée pendant un an et qu’elle vient de transformer pour que sa fille puisse aller danser. Elle n’est pas vendeuse, Denise, elle cherche du travail. Les temps sont difficiles. Son sandwich ne contient ni jambon ni fromage, seulement un peu de confiture de rhubarbe qu’elle a elle-même apportée. Si les bicyclettes sont nombreuses, c’est parce qu’il n’y a plus de voitures, enfin, presque plus. La photo a été prise à 11h43.
Le 16 mai.
1942.
Il fait beau.
Presque chaud.
Les temps sont difficiles, mais Robert et Denise sont joyeux.
Robert est content, parce qu’il vient d’arriver de Péronne et qu’il n’a pas mis plus de quinze jours à trouver cet emploi de garçon de café. Le salaire est modeste et les pourboires inexistants, mais il mange gratuitement chaque jour. D’ailleurs, il commence à bien aimer ce bistrot, son comptoir en fer à cheval, sa cuisine minuscule, son cuisinier polonais et son patron débonnaire. Il est content aussi parce que la petite Denise a accepté qu’il l’accompagne ce soir pour aller danser aux Halles.
Denise est contente aussi. Elle est contente parce que depuis bientôt deux mois, sa mère va mieux. Petit à petit, elle reprend goût à la vie. Elle a même accepté de transformer pour elle sa robe de deuil en robe de bal. Elle est contente aussi parce que le crémier de la rue du Bourg-Tibourg lui a dit qu’il pourrait peut-être l’employer en Juin. Et elle est contente parce que le garçon du Petit Fer à Cheval a l’air gentil et qu’il va l’emmener danser. Robert et Denise sont contents. Alors, malgré les temps difficiles, ils sont joyeux.

Printemps en noir et blanc, bicyclettes et petite robe noire. Garçon de café, jeune fille en fleur et dancing aux Halles. Cuisinier juif, sandwich à la rhubarbe et temps difficiles. Le décor est planté, les acteurs sont prêts, le ressort est bandé. Le film n’a plus qu’à se dérouler tout seul. Pourtant, il reste à écrire l’histoire : que va-t-il se passer ? Drame, aventure, comédie romantique, farce… ?  Choisissez : tout peut arriver.  Allez ! Je vous donne un point de départ : il y a cette personne, là, celle qui n’est pas encore entrée dans le cadre, qui s’arrête devant le 32 de la rue Vieille du Temple, qui hésite un peu et puis qui s’assied, là, à la table de gauche, justement. Toute l’histoire dépend maintenant de ce nouveau personnage. Toute l’histoire dépend de vous, maintenant, parce que ce nouveau personnage, c’est vous. Alors, serez-vous cette étudiante en littérature qui vient de s’engager dans la Résistance, ce notaire de la Ferté-sous-Jouarre en quête d’une aventure, ce parachutiste anglais qui avait cette adresse dans sa trousse de secours, ce juif en cavale qui vient chercher refuge auprès du cuisinier du Fer à Cheval, ou cet alcoolique dont les boyaux se tordent sous l’effet du manque ? A moins que vous ne soyez ce permissionnaire en uniforme allemand ébloui par Paris ou cette prostituée au grand cœur rentrant chez elle ? Tous les clichés sont possibles. Choisissez votre archétype, choisissez-le bien, car vous allez vivre avec, parce que c’est vous le héros du film.

Vous en rêviez, non ?
Alors rendormez-vous, imaginez la suite, et vivez la fin.

2 réflexions sur « Au petit fer à cheval (75 ans plus tôt) »

  1. Comme indiqué hier, ce texte a été écrit en 2017, longtemps avant que je n’aie l’idée d’écrire Le Cujas (devenu Histoire de D.Stiller). Il ne s’agit donc pas d’une pub. (Et quand bien même s’agirait-il de cela ?) Il ne s’agit pas non plus d’un appel à un nouveau jeu littéraire. Je ne tiens pas à renouveler les expériences du confinement.
    Il s’agit seulement de la transcription d’une rêverie devant une terrasse à l’ancienne, comme il m’est arrivé de le faire souvent dans d’autres bistrots. C’est un texte littéraire, gratuit, sans autre but que de satisfaire mon besoin d’écrire et d’être lu, et que j’aimerais que l’on prenne tel qu’il est, sans ironie ni arrière pensée, avec ou sans commentaire.

  2. S’agit-il d’un nouveau jeu littéraire ou d’une annonce publicitaire déguisée ?

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