La Tour Eiffel qui penche (1/5)

temps de lecture : 4 minutes 30

1-La mission de Ratinet

Employé de la maison Yvon, premier éditeur européen de cartes postales, Gérard Ratinet, 47 ans, né à Beuzeville-en-Auge et y habitant toujours, photographe autodidacte et hypocondriaque, avait reçu mission d’Etienne Cottard, directeur artistique et neveu du beau-frère du petit-fils du fondateur de la maison d’édition, de réaliser une série originale de photographies des principaux monuments de Paris. Les cartes postales qui en seraient tirées devaient être mises à la vente à l’occasion des prochains Jeux Olympiques qui, par une heureuse coïncidence, devaient justement se tenir l’année suivante dans la capitale. Ratinet avait accepté cette nouvelle mission non avec enthousiasme, car le sujet imposé était quand même, comme on dit dans le jargon des photographes professionnels, un peu ‘’cliché‘’, mais avec soulagement. Ça le changerait de sa mission précédente, une interminable série consacrée aux calvaires bretons, dont il était rentré neurasthénique et enrhumé.

Ayant décidé de consacrer sa première journée parisienne à la Tour Eiffel, il la passa à tourner autour du plus visité des monuments de Paris en le cadrant sous tous les angles imaginables, car Ratinet ne manquait pas d’imagination. C’est ainsi qu’il photographia la Tour selon ses quatre faces, ce qui lui donna du même coup ses quatre profils. Il la photographia de dessous, de l’intérieur, de dessus, de près, de loin, depuis le pont d’un bateau-mouche et depuis celui du Garigliano , à partir d’un autobus, à travers les rayons d’un Vélib, à demi-cachée par un couple norvégien, en reflet dans le rétroviseur d’une 2CV Citroën, bref sous tous les angles et sous toutes les coutures. Fatigué mais satisfait du travail accompli, il rentra à son hôtel en fin de journée, bien décidé à s’attaquer à l’Arc de Triomphe dès le lendemain matin.

C’est après rapide repas qu’il rejoignit sa chambre pour transférer le produit de sa journée sur son ordinateur afin d’examiner la qualité de ses photographies. La première, celle qu’il avait prise de la face est du monument (ou de son profil sud, c’est la même chose) était excellente. Elle était exposée et contrastée comme il convient pour une carte postale, les ombres mettaient parfaitement en valeur toutes les nuances de brun de la fine dentelle métallique, le rouge d’un ascenseur saisi en pleine course juste à bonne hauteur y ajoutait une charmante note de gaité et, dans un ciel bleu profond et vierge de toute trainée d’aéronef, trois petits cumulus semblaient danser autour de la pointe de l’antenne. Tous ces détails, bien sûr, n’étaient nullement le fruit du hasard mais bien celui de l’expérience et, disons le mot, du talent de Ratinet.

« Même ce con de Cottard ne pourra rien trouver à redire à cette superbe composition, se dit-il en passant à la photo suivante. »

Mais quelque chose de subliminal avait dû attirer son œil exercé car, sans même savoir pourquoi, il éprouva le besoin de revenir au premier cliché. Cela lui sauta aux yeux immédiatement : la photo avait été prise ‘’de travers’’, comme on dit dans le jargon des photographes professionnels.

« Étonnant, se dit Ratinet. Ça ne m’était pas arrivé depuis juin 2000, l’année où j’avais fait cette magnifique série sur les plus beaux pylônes à haute tension de France. »

La chose n’était pas grave en soi et pouvait être corrigée sans difficulté. Pourtant Ratinet se sentait un peu vexé et ce, à double titre : premièrement d’avoir pris une photo ‘’de travers‘’ et, deuxièmement, de ne pas l’avoir remarqué au premier examen. Un peu plus et il présentait cette photo telle quelle à son supérieur et ce con de Cottard n’aurait pas manqué d’en faire des gorges chaudes pendant les cinq prochaines années.

Ratinet entreprit alors de redresser la Tour au moyen de son logiciel habituel et, au bout de quelques secondes, la Tour se dressait à nouveau dans toute sa simplicité grandiose, bien droite, bien campée sur ses deux larges pieds (on sait que la Tour Eiffel repose sur quatre pieds, mais sur une photo de face ou de profil, on ne peut en voir que deux ; dans le jargon des photographes professionnels, on appelle ça un ‘’effet d’optique‘’). Un bref instant satisfait, Ratinet sursauta en constatant qu’à présent, c’était le Champ de Mars qui paraissait incliné. Il semblait monter vers la Seine, alors qu’à cet endroit le sol est parfaitement horizontal, et cela, même les photographes de Beuzeville en Auge le savent. Il redressa le sol : la Tour Eiffel penchait vers la droite ! Ratinet n’en croyait pas ses yeux. Pour s’en convaincre, il chercha la photographie qu’il avait prise de la face ouest ( ou du profil nord, ou sud car, c’est étonnant mais c’est la même chose). Et voilà que le monument penchait vers la gauche. Ratinet ne resta désorienté qu’un bref instant et redevenu rationnel, il conclut logiquement : « Qu’elle penche à droite ou à gauche, ‘’ça dépend du point de vue où on se place‘’, comme on dit dans notre jargon de photographe professionnel. En fait, elle ne penche que d’un côté, comme la Tour de Pise, et c’est vers la Seine, vers le Trocadéro, et pour tout dire, vers le nord. » Cette victoire de la logique pure sur l’obscurantisme était rassurante en soi, mais il n’en demeurait pas moins que la Tour Eiffel penchait. Et ce n’était pas normal. C’était même inquiétant. Mais que faire ? La question se posait avec acuité. Et l’acuité, le petit photographe de chez Yvon n’aimait pas beaucoup ça.

A SUIVRE

2 réflexions sur « La Tour Eiffel qui penche (1/5) »

  1. Merci Lariegeoise, c’est dur effectivement, parfois, mais bon…
    Je suis sûr que ton mari, qu’il soit de la Rouge ou de la Jaune, avait au moins entendu parlé de cette « Tour Eiffel qui tue » par la troupe de Michel de Ré, qui, bien qu’elle se moque de l’X, avait fait le clou du Bal du même nom dans les années 50.
    Dans ma Tour Eiffel à moi, si tu as déjà retrouvé un membre de la grande famille des Ratinet, tu as sans doute remarqué aussi le retour de « ce con de Cottard ». Ne va pas tarder à arriver également un faux Verdurin (Ladislas) et quelques mentions en passant à une vraie Hidalgo.

  2. Voilà Ph, le métier d’éditeur est un vrai sacerdoce : j’en connais qui me sont proches qui ont jeté l’eponge, du fait de l’ingratitude des lecteurs…
    Certes nous aurons des piqûres de rappel pour atonie
    commentatrice, certes la vie de Stiller va sans doute agiter la rentrée littéraire de septembre…
    Mais qu’il est agréable de retrouver Ratinet , dans cette série d’été au style enlevé et au sujet qui penche vers la loufoquerie ,; on s’interroge sur l’évolution des quatre épisodes promis…avec gourmandise !

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