Les corneilles du septième ciel (21&22)

temps de lecture : 6 minutes 

Chapitre XXI

L’Echo du Bas de l’Aisne

Mardi 2 novembre 1997.

Rebondissement heureux dans l’affaire de la disparition samedi soir d’une jeune femme qui se rendait chez des amis à Chants de Fées ! En réalité, celle-ci, d’un naturel fort distrait, avait raté la petite gare de Chants de Fées. Descendue à la station suivante, celle de Château-Thierry, elle n’avait pas trouvé de train pour la reconduire à sa destination initiale en raison de l’heure tardive. Elle fut donc contrainte de dormir à l’Hôtel des Voyageurs sans réussir à prévenir les Crandaret dont la ligne téléphonique était en dérangement suite aux travaux d’aménagement de l’autoroute A 89. Le lendemain à l’heure de l’apéritif, elle arriva chez ses hôtes mais la maison était close. La jeune femme ignorait qu’ils étaient retenus au commissariat de Police de Château-Thierry à cause de sa disparition. Fort dépitée, elle pensa s’être trompée de date ce qu’elle ne put vérifier auprès de leur voisin, monsieur Minette, toujours au courant de tout mais malheureusement introuvable ce jour-là. Elle rentra donc chez elle à Poitiers, non sans difficultés un week end de la Toussaint. Les Crandaret ne furent informés de la bonne nouvelle qu’à l’issue de leur garde à vue. Tout est bien qui finit bien ! Quant aux fausses reconnaissances de Monsieur Minette, elles justifièrent une nouvelle cure de désintoxication, sa douzième de l’année, d’après le patron du café.

Chapitre XXII

En rentrant un soir de l’hôpital, Françoise avait été attirée sur son chemin par la devanture encore éclairée d’une agence de voyage qui proposait une excursion dans le Marais Poitevin. Située à moins d’une heure de Poitiers, cette région semblait très originale d’après les descriptions enthousiastes. Des amis lui en avaient aussi parlé en termes élogieux mais comme aucune de ses lectures passées ne lui en avait révélé l’existence, elle ne savait pas à quoi il pouvait bien ressembler. Le programme prévoyait un départ le matin à destination de Coulon puis une balade en barque suivie d’un déjeuner sur les bords de la Sèvres Niortaise. L’après-midi serait consacré à la visite de Fontenay-le-Comte, l’ancienne capitale de la Vendée déchue du temps de Napoléon, avant leur retour à Poitiers en fin de journée. Comme le tout était proposé pour une somme modique, elle décida de venir s’y inscrire dès le lendemain.

Dans le car qui l’emmena le dimanche suivant dans le Marais, il n’y avait que des vieux de plus de soixante ans. Bien qu’elle ne fût pas aussi préoccupée par son avenir matrimonial que sa mère, Françoise n’en commençait pas moins à souffrir de sa solitude tous les soirs en rentrant chez elle. A l’occasion de cette promenade, elle berçait l’espoir de rencontrer enfin un garçon de son âge plutôt que de vieux messieurs, certes intéressants, mais dont l’avenir était plutôt derrière eux. C’est surement pour cela qu’elle découvrit dans le fond du véhicule un jeune homme brun au visage triste qui regardait défiler sans la moindre émotion le paysage assez désolant de la Gâtine. Même la traversée de Niort ne sembla guère l’intéresser. Il ne prêta pas plus d’attention aux autres voyageurs et Françoise en conclut, car c’était son domaine, que ce jeune homme devait être au moins déprimé et peut-être même mélancolique. Pas de chance, se dit-elle, fataliste.

Ils arrivèrent enfin à Coulon, la capitale de ce petit territoire envahi par les eaux et une végétation qu’il faut bien qualifier de luxuriante où le vert était omniprésent. Aux quelques maisons ni belles ni laides de style vendéen alignées le long de la Sèvres Niortaise, il était cependant difficile de trouver le moindre charme. Des grappes de petites embarcations en bois sombre avec des sièges jaune ou vert s’agglutinaient le long des berges. Leur petit groupe d’une douzaine de personnes était attendu à l’embarcadère de la Pigouille, le nom charmant de la perche dont se servaient les gens du Marais pour faire progresser leurs barques. Françoise se retrouva assise à côté de celui qu’elle appelait le dépressif. Poliment, il se serra le long du rebord pour lui laisser une place confortable.

L’arrivée du batelier en surprit plus d’un ; c’était un garçon, un gamin même, dont le visage poupin aux cheveux blonds clairsemés et aux yeux bleu clair accentuait la jeunesse. Son petit nez pointu achevait de lui donner une allure peu compatible avec la lourde responsabilité de seul maître à bord d’un esquif rempli d’âmes humaines bien qu’en majorité retraitées. Il rassura d’emblée son monde : la profondeur des canaux ne dépassait jamais un mètre ce qui eut le mérite de faire revenir le sourire sur les visages de tous les participants. Eux aussi rassurés, Françoise et son voisin se tournèrent l’un vers l’autre.

  • Ouf ! s’exclama le jeune homme avec pour la première fois sur ses lèvres une ébauche de sourire.

Françoise se dit que la partie n’était peut-être pas perdue.

  • Vous connaissez le Marais, vous ? Moi, pas.
  • Moi non plus. Et pourquoi êtes-vous venu ?
  • Par curiosité. Je suis prof de Lettres à la Faculté de Poitiers depuis cette année et des étudiants m’en ont parlé. Moi, je viens du Nord de la France qui ne prête pas à la gaudriole, ajouta-t-il. J’adore découvrir d’autres paysages plus gais de la campagne française ce qui n’est pas difficile.

Françoise acquiesça bien qu’elle eut du mal à imaginer une région plus défavorisée que la sienne.

  • Et vous ?
  • Moi, c’est pareil, dit-elle sans évoquer ses préoccupations matrimoniales. Je m’appelle Françoise, et vous ?

Le jeune batelier à la voix aussi aigüe que celle d‘un titi parisien fit s’éloigner la barque de la berge et la dirigea vers un bras plus étroit qui commençait sous un petit pont. Et tout d’un coup, le spectacle devint merveilleux.

Sous les frondaisons qui descendaient jusque dans l’eau, la lumière du matin faisait scintiller les feuilles en un feu d’artifice inimaginable. Et cela ne s’arrêta jamais. La lenteur de la progression, les caresses tièdes des rayons du soleil et le silence environnant les bercèrent comme des bienheureux. Ils ne se dirent pas un mot mais échangèrent à plusieurs reprises des sourires de satisfaction. La balade dura plus d’une heure. A leur descente du bateau, ils étaient tout étourdis par le spectacle auquel ils venaient d’assister. Leurs perceptions identiques favorisèrent leur rapprochement et, au repas qui les attendait à la terrasse d’un petit restaurant au bord de la rivière, ils se retrouvèrent assis côte à côte sans que le hasard y fut pour quelque chose. Quand ils se quittèrent le soir après la visite des vieux quartiers médiévaux de Fontenay-le-Comte, ils échangèrent leurs adresses et leurs numéros de téléphone.

Quelques jours plus tard, Françoise reçut un courrier de Pierre avec lequel elle partageait désormais une complicité qui ne disait pas encore son vrai nom. Après quelques lignes où il se réjouissait d’avoir fait sa connaissance, Pierre avait composé pour elle un petit poème inspiré par leur balade en barque dans le Marais. En le lisant, Françoise eut les larmes aux yeux.

 

Imaginez une Venise végétale sans aucune construction.

Imaginez une Venise sans vaporetto ni navires de croisière.

Imaginez une Venise où l’on aurait interdit

Toutes les œuvres de la main de l’homme

Qui se transforme parfois en arme de mort.

Imaginez une infinité de couleurs vertes

Qui vous enveloppent et vous bercent,

Imaginez le seul clapotis de l’eau

Qui glisse le long de la barque,

Imaginez qu’au bout du canal, il y a un autre canal

Qui va se perdre sous les frondaisons inondées.

Imaginez que vous vous endormez pour toujours

Dans ce paradis.

 

 

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