Réflexions à travers les âges

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« Le matin, je me lève en chantant

Et le soir, je me couche en dansant !

Entre temps je fais la sieste…« 

Voilà ce que chantait Guy Béart, Ingénieur Civil et Dévoyé des Ponts et des Chaussées. Je l’ai beaucoup chanté, moi aussi, cet hymne épicurien, du temps de ma jeunesse où rien, rien n’était jamais sérieux ni définitif. Plus tard, j’ai continué à le fredonner, mais plutôt par dérision de ma réalité. A présent, je ne me souviens plus que des trois premiers vers de cette ode à la paresse. Le reste est tombé dans l’oubli. Mais je suis quand même pratiquement sûr qu’avec le refrain revenait ce conseil de sagesse : « On ne se soigne jamais assez ».

Je dois reconnaitre que, depuis un certain temps, le matin, je ne fais plus du tout comme Guy Béart, plus du tout. Moi, le matin, je me lève en pensant : « Saperlipopette ! 80 ans et demi, c’est très contrariant !  » En fait, pour être tout à fait franc, ce que je pense, c’est plutôt « Ben m…. alors ! 80 balais et une balayette ! Fait ch…, p… ! » Pour être encore plus franc, je ne fais pas que le penser, je le dis tout haut ; parce que je parle de plus en plus souvent tout haut et tout seul ! Et de plus en plus souvent, je me dis tout haut, tout seul : « Tu parles encore tout haut et tout seul ! Arrête, connard ! Ce sont les vieux qui font ça ! » (Quand je me parle à moi-même, tout haut et tout seul, je fais souvent preuve d’une grande franchise.)

Ensuite, poursuivant la réflexion, je passe au mode in petto et, inévitablement, je me dis : « Bon, de toute façon, je n’y crois pas ! Je n’ai pas 80 ans ! En fait, je n’ai pas d’âge, ou plutôt : j’ai le même âge qu’il y a dix ans, ou vingt ans, ou plus encore… Je suis pareil, ni plus ni moins savant, ni plus ni moins bête : je pense pareil !  Je pense pareil, donc je suis pareil. Cogito ipse, ergo sum ipse ( Ipse cogito, ipse ergo sum ? )  Et là, tout de suite, ça va mieux.

Ça va mieux jusqu’à ce que je me lève ; parce qu’au-delà de dix bonnes heures de lit, ça devient dur de se lever : les articulations sont prises en masse, il faut être prudent, dénouer tout ça doucement, sinon ça se bloque… la cheville, le dos, l’épaule, c’est selon. Et là je les reprends tous, mes 80 balais, en plein dans la figure, en plein dans le miroir de la salle de bain ! Mais il y a autre chose qui me les confirme, tous ces balais, c’est la journée qui s’étale devant moi : tout à l’heure, un rendez-vous médical tout ce qu’il y a de banal, ensuite un peu de gym au club, un sauna et… et… et quoi ? Ben, rien… Me promener, regarder les petits bateaux du bassin du Luxembourg, un café ici, une pression ailleurs… rien. C’est normal, c’est l’âge où un seul rendez-vous, une seule chose à faire remplit votre agenda à défaut de votre journée.

Je sors de chez le médecin, et, comme dit l’autre, « jusqu’ici, ça va ». Alors pourquoi pas un petit café à emporter au Luxembourg avant la gym ?
« Bonjour ! Pour vous, ce sera un double sans sucre et avec un couvercle, c’est bien ça ? me dit le jeune homme à tablier de toile et bonnet de carton » Ça doit bien faire quatre ans que je fréquente de façon très irrégulière cette petite échoppe du bas de la rue Soufflot, et à chaque fois le gentil serveur me reconnaît. Pourtant, l’hiver, je n’y viens jamais et quand il fait mauvais non plus ; pourtant, le gars me reconnaît à chaque fois. Ce doit être parce que je ne change pas. Je plaisante un moment avec le jeune homme et je sors au soleil. Ce badinage m’a fait diviser mon âge par deux, comme ça, paf ! Quarante !

Le gobelet de café est bien chaud entre mes mains ; au Luxembourg, il fait frais, mais grand soleil ; mon banc luit  encore de rosée ; mon sac de gym me permet d’en essuyer quelques décimètres carrés ; je m’assieds ; deux jeunes filles passent en discutant ; elles vont à la Fac de Droit ; je les regarde, sans insistance, naturellement, comme un étudiant d’aujourd’hui, un  qui aurait cours de maths dans une demie heure à Saint-Louis.

Je viens encore de diviser mon âge par deux. Paf ! Vingt ans ! Je suis léger, sans souci. Mais à vingt ans, est-on vraiment jamais léger, sans souci ? C’est l’avantage de cette ambiguïté : j’ai cet âge sans tout à fait l’avoir. Ça me fait penser à mon père demandant à une dame qui minaudait lors de son anniversaire « Mais, madame, quel âge avez-vous exactement ? »

Ce matin, ce jardin est trop beau pour aller tout de suite au club de gym. Je vais rester un peu. Comme c’est une semaine de vacances scolaires, malgré l’heure précoce, il y a déjà des voiliers sur le bassin et des enfants autour. L’œil attendri, je les regarde courir, glisser sur les graviers, tomber, repartir, pousser fort leur bateau vers un canard hautain, se désespérer de voir leur voilier encalminé sous le jet d’eau… Mais l’œil attendri sur des enfants, ce n’est pas vraiment un regard de vingt ans. Ce serait plutôt un regard de quatre-vingt.

Vous m’avez vu venir depuis longtemps et vous pensez que je vais poursuivre ma régression et encore diviser mon âge par deux pour atterrir ainsi dans l’archipel des dix ans. Il est vrai que d’une manière générale, je suis assez systématique et rationnel — on me le reproche assez (ah ! c’est vrai que tu as fait ingénieur, toi !) — et une nouvelle division par deux pourrait donc très bien s’envisager. Mais là, non ; il ne faut quand même pas exagérer et c’est avec un œil de vingt ans que je contemple maintenant le jardin. Vingt ans… Le soleil a séché les fauteuils métalliques et je m’installe face à lui. Vingt ans… Et si j’en restais là ? Et si je restais là, si je séchais le cours de maths de Monsieur Fontaine ? Le soleil chauffe doucement mon visage. Je ferme les yeux. Je somnole.
Bruit de glissade sur le gravier. J’ai dix ans.

 

7 réflexions sur « Réflexions à travers les âges »

  1. Il ne faut pas être pessimiste mieux vaut tard que jamais, surtout quand l’intention y est.

  2. @Claude Corriveau. Je pense que c’est une question d’intelligence et de sagesse de faire l’effort de se mettre à la place de l’autre et de comprendre, même sans l’approuver, sa position. Je crois aussi que c’est la dernière qualité que l’on acquiert, malheureusement trop tard.

  3. On peut constater que généralement le proverbe dit « On ne convaincra jamais personne ». Trop souvent oublié il prévoit davantage le comportement auquel s’attendre puisqu’on s’attelle à ne pas changer d’idée sur ce que l’on pense. Il est rare de se mettre à la place de l’autre et des raisons qui l’anime. C’est pourtant là que l’on aurait avantage à porter la réflexion. C’est sans doute pourquoi auparavant on voyait « Réflexion » au dessus de cette boîte et maintenant on nous dit « Laisser un commentaire ». S’il s’agissait que d’un commentaire on l’oublie et c’est tout mais une réflexion tant qu’on y réfléchi on est pris avec. Hors on ne veut surtout pas resté pris et on oublie pour mieux recommencer. Heureusement il y a la possibilité d’une évolution qui révèle la vitalité des grands esprit.

  4. Oui, surtout les miennes, me répète sans cesse mon épouse.

  5. Provocateur, mon texte ? Où ça ? Pour qui ? Pourquoi ? À quel propos? Non, vraiment, j’ai eu beau le relire, je n’y ai rien trouvé de provocateur. Moi qui l’avais écrit sans y penser, à la seconde lecture, j’ai même trouvé dans cette recherche obstinée d’un passé de plus en plus lointain l’expression d’une certaine mélancolie, pour tout dire d’une forme de spleen. Mais de provocation, point ! Mais on sait que ce n’est pas l’auteur qui donne son sens, provocateur ou autre, au texte mais le lecteur. C’est du moins la base sur laquelle était fondée la théorie du regretté RJR.
    A propos de RJR, quand je dis regretté, c’est plus une façon de parler qu’une réalité. Si je suis désolé que, malgré sa réussite universitaire qu’il nous a si naïvement dévoilée dans son testament, il nous ait quitté blessé dans son amour-propre, je suis soulagé de ne plus avoir à modérer ses commentaires. Encaisser ses continuelles plaisanteries m’était devenu pénible. Comme quoi les psy ont raison qui disent qu’une plaisanterie est toujours plus ou moins une agression.

  6. Il a raison Lorenzo, ce texte sincère méritait une pluie de commentaires. Pour ma part, nombreuses sont les régressions plus ou moins éloignées qui me font rêver, une par exemple qui ne correspond qu’à 7305 rotations de la terre sur elle-même, presqu’hier, ce qui me ramènerait sans me donner le tournis à l’âge de ma retraite, un âge pivot.

  7. Constatant l’affligeante absence de tout commentaire à ce texte provocateur mais ô combien sincère, et contrairement à l’avis de mon épouse qui a tout fait, mais vraiment tout, y compris des menaces de rupture, pour que je ne l’écrive pas, je ne peux m’empêcher d’en faire un, car, comme vous le savez, j’aurais tué père et mère (et surtout père) pour un bon jeu de mots.
    Alors, regrettant sincèrement le départ de René-Jean, je me permets de parler en son nom et de faire à sa place ce commentaire que tu nous as offert sur un plateau : « C’est vrai qu’en matière de divisions, mon cher Philippe, tu es le meilleur ».

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