Les corneilles du septième ciel (3)

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(…) Françoise, qui ignorait pourtant les projets littéraires du faux Blonde la concernant, se demandait comment le retrouver dans une ville comme Paris. S’il restait des matinées entières à la terrasse du Surcouf, ce qui était en effet le cas, elle pensa avoir une chance de l’y revoir lors de son prochain séjour. Ce fut sa motivation inavouée quand elle téléphona à Annick pour lui demander la date de leurs retrouvailles.

Chapitre III

Après le départ de son amie, Annick Cottard avait connu une période de grande tristesse dont le vieux monsieur à la terrasse du Surcouf n’était pas le responsable. D’ailleurs, elle ne l’avait même pas remarqué. La raison en était que les journées à Paris lui semblaient interminables. Or, Françoise ne reviendrait qu’aux prochaines vacances si elle n’était pas obligée de rendre visite à ses parents à Joigny. Souffrant d’une affection invalidante mais bénigne, la mère de son amie réclamait sa présence sans arrêt. Bien qu’elle jugeât ses exigences exagérées, Françoise s’y pliait volontiers, considérant que c’était le devoir d’une fille unique.

Pour ne pas se retrouver seule, Annick avait renoué avec Franck, ce type aussi grand et bizarre que le jeune Modiano décrit par Betty Duhamel dans Gare Saint Lazare. Elle se contentait des caresses maladroites de ce physicien dans les nuages qui satisfaisaient ses aspirations du moment. Le souvenir de Françoise l’obsédait mais elle percevait chez son amie une réserve qu’elle attribuait à la morale judéo-chrétienne bien ancrée selon elle dans le Poitou rural.

Son physique la préoccupait. Elle se savait non seulement petite et grosse, ce qui, à trente ans, ne laisse rien présager de bon, mais aussi affublée d’un visage peu amène. Ce sentiment douloureux n’avait pas échappé à son partenaire retrouvé, le spécialiste de la théorie des cordes. Franck fit preuve d’une grande tendresse en lui avouant qu’il aimait les grosses et qu’avec ses lunettes en écaille, elle ressemblait à sa chanteuse préférée, Juliette, en net surpoids elle aussi. Tous les deux, ils formaient un couple dont le moins que l’on puisse dire est qu’il était disgracieux : elle, petite et grosse, lui, grand et maigre. De dos, on aurait dit Laurel et Hardy.

Ses handicaps d’ordre esthétique n’empêchèrent pas Annick de connaître une réussite professionnelle époustouflante. Ses recherches originales avaient été fort appréciées de ses professeurs au département des Sciences de l’Antiquité de la rue d’Ulm. Grâce à ses mérites et malgré sa jeunesse, elle avait été nommée Commissaire de l’exposition sur les Hittites au Musée du Louvre. Les œuvres qu’elle avait choisies étaient belles, impressionnantes et inconnues du public. Pour sa réalisation, l’écriture des hittites n’ayant jamais été déchiffrée, Annick avait du avoir recours aux textes de leurs voisins Egyptiens et Assyriens ce qui avait encore enrichi sa culture.

Quand elle se retrouvait seule, Annick plongeait dans une profonde tristesse motivée par le constat affligeant de sa vie sentimentale. Elle appréciait mille fois plus ses relations avec Françoise que ses tête-à-tête avec Franck. Contrairement à son amie, elle ne s’était jamais demandé les raisons de sa sexualité déviante. Elle avait grandi à Paris dans le sixième arrondissement au sein d’une famille unie, avec ses deux frères, sa sœur et des parents aimants. Ils étaient tous les deux dans l’enseignement supérieur à la Sorbonne, sa mère professeur en littérature française du Moyen Age et son père un spécialiste incontesté de l’exégèse de la Foi dans l’œuvre de Saint Augustin. Brillante, Annick avait réussi son bac avec mention et s’était inscrite en licence d’histoire à la Sorbonne comme ses parents, son rêve depuis l’enfance. C’est là que débuta sa boulimie déclenchée selon elle par les travaux dirigés le soir en décembre dans les bâtiments préfabriqués sinistres de la faculté Jussieu toujours en travaux. Ils n’étaient que trois ou quatre étudiants à écouter dans des salles lugubres à la propreté douteuse un professeur résigné qui tentait de leur enseigner la hiérarchie complexe au sein de l’armée de Nabuchodonosor, alors qu’elle, ce qui la passionnait, c’étaient les amours incestueuses à la cour de Babylone. Allant à l’encontre des conventions universitaires de l’époque, elle entreprit une thèse sur ce sujet qui fit grand bruit par son audace et le rejet des tabous. L’homosexualité y était omniprésente et c’est peut-être pour cette raison qu’elle se retrouva plus tard dans les bras de Françoise.

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