De père en fils (Couleur Café n°31)

5 minutes 

Couleur Café n°31

 De père en fils

Café le Sully
6 Boulevard Henri IV

Et me revoilà chez Vidal. Au dessus de la terrasse, le vélum dit « Le Sully », mais pour moi, c’est chez Vidal. De l’autre côté du carrefour, en diagonale, je peux voir l’Hotel de Fieubet. Il abrite toujours l’École Massillon. C’est là que j’ai fait mes armes de galopin avant d’y faire celles d’adolescent. Au rez de chaussée de la sévère façade qui fait l’angle du quai des Célestins et de la rue du Petit Musc, et que je qualifierai de Louis XIV tirant sur le Louis XIII, il y a une fenêtre qui attire mon regard. C’est celle de ma classe de 7ème qui servit de cadre à la première saison de ma fameuse série « Massillon et moi ».

En ce temps-là, son encadrement de pierres noircies était toujours constellé de ronds blancs. C’était les marques que laissaient le tampon de feutre dont le chouchou du moment se servait pour effacer le tableau noir et qu’il venait frapper contre le mur extérieur pour le débarrasser de sa poussière de craie. Dans la classe, c’était un grand moment de rigolade quand nous entendions par la fenêtre ouverte un passant protester contre le brouillard qu’émettait notre fenêtre et qui venait se déposer sur les épaules de son manteau. Hélas, ces moments de réjouissance ne passèrent pas le printemps : à la rentrée de Pâques, nous vîmes qu’une grille aux mailles serrées avait été posée sur la fenêtre. Le bruit courut parmi nous que c’était parce que des « grands » avaient utilisé cette fenêtre pour faire le mur. J’ai oublié quelle solution fut adoptée à partir de là pour nettoyer le  tampon du tableau noir. Mais, pendant des années, les même ronds de poussière de craie ont continué à entourer la fenêtre de la classe de 7ème. Lentement lavés par la pluie, soufflés par le vent, ils passèrent du blanc au gris,  du disque plein au croissant de Lune jusqu’à ce qu’ils disparaissent totalement sans que personne ne s’en aperçoive. Aujourd’hui, la grille est toujours là, la façade est ravalée de frais, la fenêtre est neuve, mais moi, je la vois toujours entourée de sa constellation de ronds blancs.

Un peu en recul de cette façade sur le rue du Petit Musc, un clocheton inondé de soleil domine une tourelle carrée. Surchargée d’ornements de pierre, elle surplombe la rue et le toit d’ardoises. J’essaie de me rappeler l’usage de cette tour… cage d’escalier ? bureau du directeur ? En arrière-plan et au dessus de la tour carrée, ménagé dans le toit du bâtiment qui abrite la chapelle, je suis sûr de reconnaître l’œil de bœuf du bureau du Révérend Père Mangin, vieux magot efféminé et doucereux, directeur des études des classes de 3ème et 4ème.

Les feuilles d’un platane me cachent le vitrail du chœur de la chapelle où nous avions « messe » tous les mercredi matin et « confesse » aussi souvent que nécessaire. Le père Auber, un homme robuste et bon, m’avait souvent demandé de servir la messe, mais ma timidité et ma paresse m’en avaient toujours empêché. Ce n’est certainement pas ma paresse mais bien ma timidité qui m’avait empêché de participer au forfait commis par mes amis Jean-Philippe Billarant, Hervé Kneppert et son frère Christian. Ils avaient pénétré dans la sacristie, trouvé la réserve de vin de messe qui y était conservée conservé et procédé immédiatement à sa consommation in situ. Je n’ai jamais su ce que Jean-Philippe et Christian étaient devenus. Hervé s’est tué au volant de la 403 cabriolet de son père du coté de Fontainebleau. C’était au début de l’été. Il n’avait pas encore dix-neuf ans. C’est le premier ami que j’ai perdu.

Plus à gauche, juste en face de l’entrée principale de l’école, il y a un square de forme triangulaire. Il contient quelques morceaux des ruines de la prison de la Bastille. J’apprends aujourd’hui qu’il port le nom d’un homme politique de la IIIème République, Henri Galli. Je n’y venais jamais. À part la fois où j’y ai passé une heure ou deux à tenter de reprendre une respiration normale après avoir inhalé une bolée de chlore en T.P. de chimie.

Plus à gauche encore, il y a le pont qui mène à l’Ile St-Louis. De l’autre côté du pont, à l’angle du quai de la Tournelle, il y a un grand hôtel particulier. C’est l’Hôtel Lambert. Quand il n’y a plus de feuilles aux arbres, on peut l’apercevoir depuis la terrasse de chez Vidal. Cet hôtel m’impressionnait beaucoup, peut-être parce qu’il était splendide, peut-être parce que je savais que Michèle Morgan y vivait avec Henri Vidal, son mari.

Et donc, me revoilà chez Vidal. Le décor n’a pas beaucoup changé, mais il me semble que le café s’est agrandi. Dans la partie la plus étroite de la salle, coincé entre la fin du comptoir et le début de la vitrine sur le Boulevard Henri IV, il n’y a plus de flipper. C’est dans cette machine rutilante que nous mettions chacun à notre tour une pièce de vingt francs pour avoir le droit de lancer cinq fois une bille d’acier brillant dans un dédale lumineux fait de champignons clignotants propulseurs, et de l’envoyer  frapper des cibles sonores au bout de rampes sinueuses bordées de cordons de caoutchouc tendus en agitant deux petits bras nerveux. Vingt francs, c’était aussi la somme à introduire dans la fente du mécanisme qui ouvrait la porte des toilettes à l’autre bout du bar. L’accès est à présent gratuit, mais le mécanisme est toujours là.

Toujours là également, en chemise, le patron, renfrogné, auvergnat, lisant son journal à coté de la caisse. Mon Dieu ! Je réalise que c’est  probablement le fils du fils du fils du Vidal qui nous demandait de consommer quand nous restions trop longtemps au flipper !

 

Une réflexion sur « De père en fils (Couleur Café n°31) »

  1. je note qu’à ton époque la rue du petit musc n’était déjà plus occupée par ses anciennes passantes (rue de la pute y muse).

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *