La Règle du Jeu – Critique aisée n°235 – (2/3)

temps de lecture : 8 minutes

(…) mais jamais encore je n’avais été et jamais plus je ne serai pris à ce point dans un film, enveloppé, transporté par lui, du début jusqu’à la fin. Tous mes visionnages ultérieurs de La Règle du jeu ont confirmé, et même parfois, grâce à une meilleure connaissance du cinéma, renforcé cette première impression.

Pourquoi ?
Par la suite, j’ai souvent été tenté de faire partager ma passion pour La Règle du jeu à d’autres, parents, amis, tous plus ou moins cinéphiles, mais jamais je n’ai rencontré de véritable âme sœur sur ce sujet. J’obtenais surtout deux types de réactions à mon enthousiasme : d’abord celle que j’appellerai la réaction Proustienne, et ensuite l’autre, la réaction Alternative.
Le nom de la première vient de ce qu’elle ressemble à la position de beaucoup devant qui on évoque À la Recherche du temps perdu : « Ah oui ! La Recherche…il parait que… il faudrait que je me décide un jour à… »  Pour la Règle, c’est la même chose : « Ah oui ! La Règle du jeu ! Bon film paraît-il… Il faut vraiment que je me décide à le voir un de ces jours… »
La seconde réaction, l’Alternative, consiste à dire :« Ah oui ! La Règle du jeu ! Renoir… Pas mal, oui… Mais je préfère La Grande illusion… »
Et je ne vous parle pas des idées toutes faites, des clichés recueillis ici ou là et resservis d’un air entendu, tels que : « Ah oui ! La Règle du jeu ! Une critique virulente de la Haute Société… un film contre la chasse… contre la guerre… un monde qui n’existe plus… un sacré échec commercial…»
ni des jugements plus nuancés tels que : « un peu long, non ? … trop compliqué, on ne sait pas vraiment sur quel pied danser… on ne sait pas vraiment que penser… »
Et, pour éviter de me mettre en colère, je n’évoquerai pas les : « trop long… trop compliqué… rien compris… pas mon genre de film… » parfois rencontrés.
Alors pourquoi François Truffaut a-t-il dit de La Règle du jeu que c’est « le film des films , le credo des cinéphiles ». Pourquoi Eric Rohmer disait-il que « Renoir contient tout le cinéma » ? Pourquoi depuis cinquante ans le film est-il cité dans tous les classements effectués par les professionnels du cinéma parmi les cinq ou six meilleurs films au monde ? Pourquoi, soixante-dix ans après sa création, La Règle du jeu (1939) arrive-t-elle en deuxième position ex æquo avec La Nuit du chasseur (Charles Laughton-1955), derrière Citizen Kane (Orson Wells-1941), dans le classement du Figaro de 2008 ? Pourquoi Alain Resnais a-t-il écrit qu’au sortir de la salle de cinema où il venait de voir La Règle du jeu « tout était sens dessus dessous, toutes mes idées sur le cinéma avaient été mises au défi. » Et pourquoi, moi, cours-je la campagne en répétant partout que, sauf le respect dû à Wells et à Laughton, La Règle du jeu est le plus grand film jamais réalisé ?

Ben oui, pourquoi ?
Décortiquer les raisons de la parfaite réussite d’un film, c’est un peu comme expliquer par avance le comique d’un calembour ou les ressorts de l’humour d’un aphorisme absurde ; en général, ça ruine l’effet recherché et la plupart du temps, ça rend la chose très pénible à tout le monde. Un calembour, un nonsense, ça se comprend du premier coup ou jamais.
Et puis, se lancer dans l’apologie d’un tel film, c’est aussi une gageure. Quand on entreprend un truc pareil, on a peur, peur d’en faire trop, ou pas assez, ou d’oublier quelque chose, peur d’être ridicule à force de superlatifs, d’être dissuasif à force de conviction, et surtout peur de ne pas arriver à faire partager sa passion.
C’est risqué, d’accord mais, comme disait John Wayne dans je ne sais plus quel film :  » Il arrive un temps dans la vie d’un homme où il doit faire ce qu’il doit faire. » Et ce moment, c’est maintenant.

Alors maintenant, voilà pourquoi :

C’est à cause du scénario !
Vous savez que je n’aime pas beaucoup raconter les films. C’est par peur de paraphraser et de gâcher la surprise du futur spectateur. Mais ici, quelle importance ? Il n’y a pas d’évènement extraordinaire, on n’agite ni grands sentiments ni grandes idées. Il n’y a pas de retournement, pas de suspense, presque pas de surprise, juste des histoires qui se croisent. Alors pourquoi ne pas raconter ?
1939 à Paris… Le jeune aviateur André Jurieux vient de traverser l’Atlantique en solitaire. Il l’a fait par amour pour Christine, épouse du Marquis de La Chesnay, mais elle ne semble prêter aucune attention à son exploit. Déçu, il tente de se suicider en lançant sa voiture contre un arbre.
Christine aime son mari, mais elle souffre d’être trompée par lui ouvertement. Elle n’est pas insensible à la fougue amoureuse de Jurieux mais elle n’entend pas lui céder.
Le Marquis de la Chesnay entretient une liaison régulière avec une amie de leur couple. Le flirt entre Jurieux et Christine lui fait réaliser qu’il aime sa femme. Il décide de rompre avec sa maitresse.
Octave est l’ami de Jurieux et de Christine. Il est aussi l’invité permanent, gentil pique assiette et ami du marquis. Il lutine volontiers Lisette, la femme de chambre de Christine. Lisette est mariée au jaloux Schumacher, garde-chasse au château de la Colinière où le Marquis a invité des membres de la bonne société pour quelques jours de chasse.
Pour consoler Jurieux, Octave le fait inviter à la Colinière. Pressentant les intentions de rupture de La Chesnay, sa maitresse s’invite au château.
Voila ce que nous apprennent les 20 premières minutes de projection. Mais le corps du film, c’est le weekend de chasse et la grande fête qui l’achève. Ils vont permettre à l’intrigue de se développer. Pourtant, elle reste assez banale, cette intrigue, des histoires de couples qui se cherchent, se font et de se défont, de façon comique ou dramatique, et ce ne sont pas ses rares rebondissements ni même le drame final qui font l’intérêt du scénario.
Ce qui fait son intérêt, ce sont les entrelacs des amours contrariées de deux couples, constitués comme il se doit chacun de trois personnes, deux hommes, une femme, ceux du monde d’en haut, Christine, le marquis et l’aviateur, et ceux du monde d’en bas, Lisette, Schumacher le garde-chasse, et Marceau, le braconnier devenu valet, deux mondes entre lesquels évolue Octave, ce doux raté, qui tiendra le rôle de messager et d’instrument du destin tragique qui les attend.
Ce qui fait l’intérêt de ce scénario pour le moins classique du mari, de la femme et de l’amant, ce n’est pas uniquement le fait que Renoir l’a dédoublé entre le monde des maîtres et celui des domestiques, suivant clairement en cela l’exemple de Molière et surtout de Marivaux, c’est aussi le fait qu’il l’a traité en passant continuellement de la comédie dramatique à la comédie de mœurs, et même du drame à la Commedia dell’arte avec une incroyable fluidité. On y reviendra quand il sera question de la mise en scène.

C’est parce que c’est une satire de la société et des hommes qui la composent !
C’est exact, c’est une satire de la société, mais elle est tout en demi-teinte, en subtilité. Il y a d’ailleurs chez Renoir une caractéristique permanente essentielle et plus particulièrement encore avec La Règle du jeu, c’est qu’on n’est jamais, jamais, dans le cliché. Voici ce qu’a dit Jean Renoir lui-même à propos du film :
« Je l’ai tourné entre Munich et la guerre et je l’ai tourné absolument impressionné, absolument troublé par l’état d’une partie de la société française, d’une partie de la société anglaise, d’une partie de la société mondiale. Et il m’a semblé qu’une façon d’interpréter cet état d’esprit du monde à ce moment était précisément de ne pas parler de la situation et de raconter une histoire légère, et j’ai été chercher mon inspiration dans Beaumarchais, dans Marivaux, dans les autres classiques de la comédie. »
C’est vrai, Renoir a peint la société de son époque, celle de l’immédiat avant-guerre, à travers une classe privilégiée — ô combien ! — égoïste, superficielle, inconsciente, dansant sous le volcan, la Haute Société, mélange d’aristocratie, de grande bourgeoisie, d’industriels et de parasites. Mais il le fait sans manichéisme, sans l’opposer à d’autres classes sociales. D’ailleurs, les relations du monde des maitres avec celui des domestiques sont paisibles, dans un ordre des choses non contesté, à l’instar du monde de Marcel Proust et de Downton Abbey. Dans La Règle du jeu,  le monde d’en bas nous est montré avec autant de soin que l’autre ; ce monde-là, lui aussi, est léger, inconscient et, dans une certaine mesure, privilégié.
Les deux mondes qui se côtoient à la Colinière, le grand monde et le petit, sont incarnés par des personnages faibles, imparfaits, égoïstes, jouisseurs. Seuls Christine et Jurieux sont épargnés, la femme, la marquise, parce qu’elle souffre, trompée, mal intégrée dans une société qui lui est étrangère, et l’homme, l’aviateur, parce qu’il est amoureux et que l’amour excuse tous les aveuglements. Les autres personnages, le Marquis, sa maitresse, Octave, Lisette, Schumacher, Marceau, et aussi le Général, la grosse cousine, l’industriel du Nord, sans oublier le Majordome, le chef cuisinier, ont tous leurs défauts, leurs faiblesses, leurs snobismes, mais aucun n’est traité avec mépris ni méchanceté, ni même avec condescendance, car comme Octave dit à Jurieux : « Tu vois, mon vieux, dans la vie, le problème, c’est que tout le monde a ses raisons ». Autrement dit, il ne faut pas juger les gens car ils ont tous leurs raisons… Tolérance, humanisme, c’est toujours le point de vue de Renoir.

C’est à cause des acteurs !
Ah oui ! Les acteurs …

A SUIVRE (la fin, demain)

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