Quelques pas dans un jardin 

Juin…
Sur le Luxembourg, il n’a pas plu depuis un mois et le sol est poudreux.

Un orchestre s’installe sous le kiosque. Pour les musiciens, hommes et femmes confondus, c’est pantalon noir, chemise blanche et gilet vert pomme.  Tout autour, dans un grand raclement de chaises lourdes, les premiers badauds s’installent. Certains se reconnaissent et échangent de gentilles banalités. Une jeune fille distribue le programme musical :
— Désolé, mademoiselle, je ne reste pas, je n’ai pas le temps.
Pas le temps ? Un dimanche matin ? Mais pourquoi donc ? Qu’est-ce que je peux bien avoir d’autre à faire ?

Sur l’eau, de grands voiliers commandés en régate louvoient entre de petits bateaux sans capitaine. Sous l’eau claire, de gros poissons longent en bande le bord du bassin dans le sens contraire des aiguilles d’une montre. Des enfants courent derrière les bateaux et les poissons en brandissant des perches de bambou. Ils glissent sur les graviers et tombent en soulevant la poussière. Leurs parents les surveillent d’un œil et, de l’autre, leurs messages.

Au delà des grilles du palais, immobile dans sa guitoune de verre tel un super-héros figé dans son emballage blister d’origine, mitraillette de biais sur le ventre, un gendarme veille. On lui a dit d’être vigilant. Alors, imperturbable, il regarde passer les jolies filles.

Une étudiante en robe légère pose un polycopié sur une chaise et s’installe dans le fauteuil de fer qui l’attendait là. Elle ouvre légèrement son corsage au soleil, pose délicatement sa nuque sur le dossier du siège et ferme les yeux. Elle espère sans y croire qu’on la laissera un peu en paix.

Plus loin, en haut des marches, les petits poneys résignés regardent le sol en se serrant les uns contre les autres. Et voici qu’apparaissent leurs premiers cavaliers. Une longue et triste traversée du désert les attend.

Près d’un abri-champignon, deux silhouettes noires casquées et gantées de cuir s’envoient sans passion des coups de poings. Dans un bruit sourd et calme, elles les bloquent aisément de leurs avant-bras repliés.

Plus loin encore, sous la direction d’un petit homme fluet aux longs cheveux gris, un groupe de seniors en pyjamas avance de profil d’un seul pas lent. Dans le même tempo solennel, ils dressent leur bras droit, index pointé, vers les frondaisons des marronniers. Un pivotement du buste, exagérément ralenti, et un abaissement du bras à l’horizontale leur font maintenant désigner le court de tennis numéro cinq. Sous l’œil du petit homme gris, ils se figent quatre secondes et reprennent leur premier pas lent et solennel.

Près du très modeste et très laid monument à la mémoire de quelques étudiants fusillés quatre petits jours avant la Libération de Paris, deux hommes nés bien plus tard discutent, sans doute de la difficulté que les jeunes aujourd’hui ont à vivre.

Quelques pas plus à l’ouest, un homme, blazer, cravate, pantalon de flanelle et mocassins Weston a posé au sol son sac à dos de ville. Il en sort une serviette de toilette, il essuie une table d’échec des gouttes du dernier arrosage. Sur une chaise, il a posé un coussin, puis un double chronomètre, puis un petit sac de tissu noir. Son adversaire ne tardera plus.

Un peu plus au sud, c’est le long terrain rectangulaire et cimenté de la longue paume. Drôle de jeu que la longue paume : des raquettes qui ne sont ni de tennis, ni de squash, ni de badminton ; une balle qui ne rebondit pas ; des bandes transversales au sol, pas de filet ; quatre hommes, ni jeunes, ni vieux, ni sportifs, ni bedonnants ; les deux hommes d’un côté du terrain portent un T-shirt aux armes de la Ligue de longue paume de Paris ; de l’autre, c’est la Ligue de longue paume de Saint-Omer. Deux villes, quatre homme, quatre raquettes, une balle, un jeu. C’est joli quand la balle, frappée très fort, file à toute allure vers le ciel et soudain se met à flotter dans l’air et retombe en hésitant. On n’y comprend rien, mais c’est joli.

Plus au sud encore, il y a les chevaux de bois, à la queue leu-leu sous leur chapiteau. La manège tourne à vide. C’est le tour de chauffe avant la course véritable.

Et puis, juste à côté, le parc à jeux. Il n’y a que deux enfants. Sans doute, vient-il juste d’ouvrir. Deux enfants, un père et une baby-sitteuse. Les enfants se regardent par-dessus les chevaux à bascule ; le père regarde la baby-sitteuse par-dessus le grand bac à sable ; la baby-sitteuse parle à son téléphone ; les enfants sont dépités de n’être que deux, le père de n’avoir plus dix-neuf ans et la baby-sitteuse d’être loin de chez elle.

Une bourrasque soulève la poussière, les robes et les chapeaux. Elle s’éloigne et cesse. Chacun regarde le ciel. Du côté de la tour Montparnasse, il est tout noir. Peut-être va-t-il falloir rentrer. Plus un souffle. Un grand silence est retombé sur le jardin. Et puis des flonflons de fanfare naissent, meurent et renaissent dans l’air immobile. La cloche de Saint-Jacques du Haut Pas s’y mêle. Il doit être dix heures. Il va pleuvoir. Il faut rentrer.

6 réflexions sur « Quelques pas dans un jardin  »

  1. C’est curieux comme parfois le regard des autres, celui des lecteurs, peut vous faire regarder votre propre texte d’un oeil différent.
    Je l’avais écrit presque immédiatement au retour d’une petite promenade matinale un dimanche pour illustrer une série de photos que je venais de prendre au Luxembourg. (J’ai finalement décidé de publier le texte sans les photos)
    J’avais l’impression d’avoir écrit quelque chose de calme, de serein, d’observateur, d’un peu nostalgique et même parfois d’un peu poétique.
    Et voilà que Choumi y a trouvé — tout en appréciant la forme et je l’en remercie — quelque chose d’angoissant et même de menaçant.
    Ma première réaction a été de me dire : bon, il ou elle a lu de travers ou trop vite, n’a pas compris, a mis sa propre angoisse dans mon texte, ce n’est pas la première fois que ça m’arrive, c’est vrai que parfois, je ne suis pas assez clair…
    Comme il m’arrive aussi d’être pédant, dans ma réponse à son commentaire,  j’allais citer Proust dans « Le temps retrouvé »  : « En réalité, chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même. »

    Et puis, j’ai relu mon texte — inutile de cacher que j’adore ça — et je me suis aperçu qu’effectivement, on pouvait sentir planer sur le calme et la banalité des scènes décrites une sorte de menace, un évènement triste ou grave ou les deux, une tempête, un tremblement de terre, un tsunami ou pire. Ce matin-là, je me croyais tranquille et nostalgique ; en fait j’étais angoissé. Souhaitons qu’il ne s’agisse que d’un orage. Au mois de juin, c’était plus que probable.

  2. Bonjour
    Le texte se lit bien.
    Les personnages, ou les groupes sont posés un à un au fil du texte ce qui m’a donné une impression angoissante.
    Ils ont figés là, à leur place, sans rien de commun que le jardin et l’on pressent que quelque chose va intervenir, quelque chose qui va les unifier
    et la pluie arrive
    Bien comté avec des images précises
    Amicalement

  3. Ah, Paris ! Cesseras-tu un jour de la découvrir ?
    La description est belle, comme d’une femme aimée depuis tant de temps…

  4. « Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là, simple et tranquille… »
    C’est vrai, surtout qu’aujourd’hui il n’y a plus de chaisières pour troubler votre quiétude.

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