Désintoxication

Rediffusion            Temps de lecture : 10 minutes

Lundi 

— …

— Ah ! Bonjour, jeune homme !

—… ?

— Ah, oui ! Ça va beaucoup mieux, merci. Aujourd’hui, j’ai pu lire une demi-heure… au moins. Ça n’a pas été facile et ça m’a fichu une belle migraine ophtalmique, mais c’est une vraie victoire. Quand je pense que la semaine dernière, je n’arrivais même pas à lire la carte postale que m’avait envoyée mon beau frère de Montalivet-les-bains ! Non, c’est vrai, ça va mieux.

—… ?

—Pour la suite ? Aïe ! Je vous en prie, n’utilisez pas ce mot. Quand vous le prononcez devant moi, c’est comme si vous allumiez une cigarette devant un grand fumeur repenti. On ne parle pas de corde dans la maison d’un pendu, voyons ! Faites attention, s’il vous plait.

— … !

— Bon, bon, ce n’est pas grave… Mais de quelle humhum vouliez-vous parler ?

— …

—Ah ! Ce qui va se passer ensuite !

— … ?

— Non, non, je supporte très bien le mot ensuite. Quand même, il ne faut pas exagérer, je ne suis pas atteint à ce point ! Donc, ensuite ? Eh bien mais, je vais sortir d’ici dans quatre ou cinq semaines et, ensuite, je reprendrai peu à peu une vie normale.

— … ?

— Eh bien, mais ça veut dire : chez moi, avec ma femme, mes enfants, mes livres…

— … !

— Mais si ! Justement ! Avec mon ordinateur, mon iPad, mon iPhone. Ça sera le vrai test de réussite du traitement. J’ai confiance, j’y arriverai. Je peux le faire !

— … ?

— Ah, non ! Pas le travail ! Pas tout de suite, en tout cas. Pour ça, il faudra attendre cinq ou six mois, dans le meilleur des cas. C’est ce que tout le monde dit : il faut au moins six mois. Reprendre le boulot trop tôt, c’est la rechute assurée. Pensez donc ! Imaginez la torture des conversations devant la machine à café ou la photocopieuse, ou même pendant la réunion hebdomadaire de coordination. Mettez-vous à ma place ! Insupportable… Non, le bureau, ce n’est pas tout de suite. Aïe ! D’ailleurs, la Médecine du Travail ne permet aucune réinsertion professionnelle avant cinq mois minimum. Elle est très stricte là-dessus. Elle considère qu’avant ce délai, les sujets en convalescence peuvent encore être contagieux. De toute façon, j’ai droit à huit mois, sans compter les prolongations pour rechute éventuelle, alors…

— … ?

— Non, non ! Ma femme et mes enfants savent déjà comment il faudra qu’ils se comportent. Ils ont reçu chacun un petit fascicule adapté à leur sexe et à leur âge. Le modèle illustré pour les moins de cinq ans est un petit chef d’œuvre de délicatesse. De plus, ils participeront à un séminaire une quinzaine de jours avant mon retour à la maison. Je les connais, je suis certain que tout se passera bien.

— …

— Je vous remercie. C’est très aimable à vous.

— … ?

— Comment j’ai attrapé ça ? Eh bien, un peu comme tout le monde, vous savez…

— … ?

— En fait, c’est une longue histoire… Mais vous la connaissez, n’est-ce pas ?

— …

— Vraiment ? Mais c’est celle de l’épidémie du siècle ! Et vous, avec votre métier, vous ignorez ça ?

— …

— Oui, c’est vrai que vous êtes jeune. Bon, vous avez un peu de temps ? Alors, écoutez-moi bien. Il se trouve que quelques mois avant d’en être moi-même victime, j’avais entrepris de rédiger une monographie sur le sujet. Naturellement, dès que j’ai subi les premières attaques de la maladie, sans que bien sûr je m’en aperçoive, j’ai laissé tomber le projet et j’ai flanqué mes notes au fond d’un tiroir. Je ne les ai pas relues depuis. D’ailleurs, j’en aurais été bien incapable. Mais il m’en reste quelques souvenirs. Voilà :
Sans remonter jusqu’aux Romains, Balzac ou Eugène Sue avaient déjà…

— … ?

— Balzac et Sue ? Des écrivains du XIXème siècle… Mais ne prenez pas cet air de volatil interloqué. Bon, nous allons sauter Balzac et consorts et passer directement à l’ère de la télévision et, plus avant encore, aux années quatre-vingt, avec l’apparition de Dallas. Ah ! Je vois que ça vous dit quelque chose, Dallas, l’univers impitoyable et tout ça. Bon, eh bien, le département psychiatrique de l’Institut Pasteur considère que Dallas a constitué le premier agent infectieux, celui qui a initié cette épidémie. Bien sûr, quelques années auparavant, il y avait eu des signes précurseurs avec « Les Incorruptibles » et « Belphégor », mais rien de grave, si bien que leur nocivité potentielle était restée totalement ignorée…

— … ?

— Écoutez, si vous m’interrompez tout le temps, on n’y arrivera jamais. D’autant plus que l’heure de ma piqure approche. Disons que c’était l’équivalent des « Experts Miami » et d' »Engrenages ». Mais c’est sans importance. Donc, c’est vraiment avec Dallas que tout a débuté. Ce que je veux dire, c’est que son heure de passage a commencé à conditionner les horaires de vie des amateurs et que les supputations sur l’avenir des personnages ont pris de plus en plus de place dans les conversations en famille et entre collègues. Bref, il est de fait que c’est dans les années quatre-vingt que Dallas est entré dans la vie des gens. Pas de tous les gens bien sûr, car pour cela il fallait, premièrement, avoir la télévision et, deuxièmement, s’intéresser aux aventures amoureuses et financières d’une bande de riches texans affublés d’étranges coiffures et de larges chapeaux. Mais ça laissait quand même beaucoup de monde exposé. Je dois dire que, moi-même, je me suis toujours fait une fierté de n’avoir jamais vu un seul épisode de … Aïe ! aïe ! aïe !

Le patient montrant des signes évidents de fatigue, nous nous trouvons dans l’obligation d’interrompre cet entretien qui, nous l’espérons, pourra reprendre dès demain matin.

 

Mardi 

— … ?

— Oui, oui, j’ai passé une bonne nuit, je vous remercie. Nous pouvons reprendre.

— … ?

— Tout à fait ! C’est bien ce mot qui a déclenché ma petite crise d’hier soir. D’ailleurs, je tiens à m’en excuser auprès de vous. Mais que voulez-vous, il m’a échappé et vous avez pu voir qu’il provoquait encore chez moi des automatismes douloureux.

— …

— C’est cela, nous parlions de Dallas et je vous disais que je me faisais une fierté de n’avoir jamais vu un seul, comment dire, un seul morceau de Dallas. Ceci dit, nous étions peu nombreux à résister à ce que nous considérions encore comme une simple mauvaise habitude, pas plus grave que celle qui consiste à boire trop de café au bureau. Pourtant la souche du virus était là, bien qu’encore peu virulente. En effet, pour voir Dallas, il fallait attendre le jour et l’heure de la semaine, et il n’y avait aucun moyen d’en abuser, mis à part l’enregistrement sur magnétoscope. Mais là, il fallait vraiment être …

— … ?

— Dites-donc, vous sortez d’où, vous ? Un magnétoscope, enfin ! Un truc moche et encombrant qui servait à enregistrer sur des bandes des tas de trucs qu’on ne regardait jamais… Vous ne voyez pas ? Bon, passons ! De toute façon, ça n’a aucune importance. Donc, l’épidémie Dallas, quoique réelle, fut de faible gravité et de faible ampleur, d’autant plus qu’un nombre croissant de malades se rendait compte que Dallas, c’était quand même très con. Les années passèrent, et avec le temps, ce genre d’œuvre de fiction télévisuelle se déroulant en plusieurs parties diffusées à intervalles réguliers — vous comprendrez que je ne prononce pas le mot — ce genre-là, donc, devint de moins en moins con. Arrivèrent NYPD Blue, puis les débuts des Sopranos, de Kaamelott, d’Engrenages. Le mal prenait de l’ampleur et plus les œuvres-de-fiction-comme-je-disais-plus-haut étaient bonnes, plus les dommages étaient grands. Les premiers malades atteints, ignorant encore les dangers de leur état, contaminait les autres en toute bonne foi prosélytique. Dans les salons, dans les cafés, les salles de réunion, les transports en commun, sur les plages, autour des piscines et des courts de tennis comme sur les parcours des mini-golfs et les terrains de pétanque, on commençait à voir les premiers symptômes de désordres mentaux chez les adeptes de ces spectacles. Pourtant si le nombre de malades augmentait sur un rythme géométrique, au niveau individuel, la gravité de leur état n’inspirait pas vraiment d’inquiétude, car ils continuaient d’avoir une vie sociale et professionnelle presque normale. Vous vous demandez pourquoi, certainement ?

— …

— Comment ça, bof ? Vous êtes plutôt désespérant, vous savez ? Eh bien, je vous le dirai quand même. Compte tenu des moyens technologiques qui régneraient encore pour quelques brèves années, il n’était pas possible pour un malade de passer plus d’une heure ou deux par jour devant l’objet de sa passion. En effet, c’est évident, les conditions de stockage, peu pratiques ou onéreuses, réduisaient énormément les possibilités de visionnage à la file de toutes les parties successives de ces œuvres de fiction télévisuelles dont nous parlons. Vous me suivez ?

— …

— Je m’en doutais. Écoutez, je suis désolé d’avoir à utiliser ces périphrases incommodes, mais vous comprendrez que faire autrement serait pour moi encore très douloureux. Faites un effort, quand même ! Ce que je veux dire, c’est qu’à cette époque, il n’était pas encore possible de s’enfiler tout le gâteau d’un seul coup ! Et là, vous comprenez ?

— … !

— Ah, quand même ! Donc, on en était là : beaucoup de malades, mais peu atteints. Et puis, ça a été la catastrophe. Et comment croyez-vous qu’elle arriva, la catastrophe ? Je vous le demande…

— … !

— Mais non ! Pas du tout ! Il faudrait envisager un autre métier, jeune homme. Voilà qu’il pleure, maintenant ! Bon, je vous explique, mais prenez des notes, sacré bonsoir ! Au moment où les machins dont on parle depuis une heure s’amélioraient énormément, par exemple avec House of Cards, Dix pour cent, Narcos, et autres Big Bang Theory, la catastrophe est arrivée avec la VoD.

— … ?

— Non, c’est désolant, quand même ! Rester calme, il faut que je reste calme. VoD. Video on Demand : Netflix, MyCanal, HBO, Apple TV et tout la bande de ces chaines qui stockent, qui créent, qui distribuent à toute heure, autant de fois que vous le voulez et pour pas cher, l’objet de votre désir. Le malade qui n’était jusqu’ici que raisonnablement intoxiqué pouvait désormais se taper tout Mad Men en une semaine à mi-temps. Il perdait le goût de lire, de parler à ses proches, de courir et même, s’il l’avait jamais eu, celui de travailler. Il n’avait plus le temps de se raser, il ne répondait plus à son courrier et ne mangeait plus que des pizzas livrées à domicile. Il était devenu — allez, il faut que je le dise, je vais le dire, je peux le faire — il était devenu Série-Positif. Ouf, je l’ai dit. Série, série, série ! Même pas mal !  Je vous avais bien dit que ça allait mieux. Bref la VoD, Video on Demand était devenu le VoD, Virus on Demand.

— … ?

— Non, elle n’est pas de moi. Du Canard Enchainé, je crois. Enfin, voilà. C’est ce qui m’est arrivé, ou à peu près. Quand j’en ai été au point de refuser de sortir le chien, ma femme est partie en claquant la porte. Elle est revenue deux heures plus tard, en pleine scène de crise dans le Bureau Ovale de la Maison Blanche. Elle était accompagnée de deux types du CUPLASCAF de l’arrondissement…

— … ?

— Le CUPLASCAF. C-U-P-L-A-S-C-A-F : Centre d’Urgence Pour la Lutte Anti Sériose et Contre l’Addiction aux Feuilletons. Ils ont rangé mon Mac, mon iPhone et ma tablette dans une grande enveloppe plastique scellée et ils m’ont dit que tout allait bien se passer. Trois heures plus tard, je me suis réveillé dans cette chambre, avec cette jolie vue sur la campagne. Bien sûr, il n’y a pas de télévision. Pas de Wi-Fi non plus, probablement. Mais comment le savoir ? Tout le monde est très gentil, surtout le surveillant d’étage, qui me donne des rations en plus de Carambars. Oui, les chercheurs ont découvert récemment que le Carambar compense assez bien le manque. Je participe à des séances de désintoxication. Au début, on nous passe en boucle des épisodes de Thierry la Fronde en alternance avec Hélène et les Garçons. La première fois, ça surprend. Il y en a même qui vomissent. J’ai fini brillamment le stage de conversation. J’ai toujours été bon en conversation. Maintenant, j’en suis à la réaccoutumance à la lecture. Les Aventures du Club des Cinq, c’est pas toujours facile. Pour la semaine prochaine, on m’a annoncé Les Fables de La Fontaine. J’appréhende. Mais dans l’ensemble, ça va.

— … ?

— Des anecdotes ? Oui, voyons… Tiens, l’autre jour, mon voisin de couloir, Alexandre de Kerboulay de Vigolain s’est fait surprendre avec un vieil exemplaire de Télé 7 Jours. Il lisait les résumés des épisodes — épisodes, je l’ai dit, vous avez vu, sans problème —  des épisodes d’Amour, Gloire et Beauté de 1983. Il a été privé de Carambars pendant deux jours. Affreux. Tiens, ça y est, c’est l’heure de la piqure. Je viens d’entendre l’infirmière entrer dans la chambre d’à côté. C’est celle du Prince Abdullah Bin Nasrif. Un cas désespéré celui-là, soit dit entre nous. Il voulait acheter HBO pour pouvoir prendre Don Draper comme premier ministre, le pauvre fou, alors que Mad Men, ce n’est même pas sur HBO mais sur Netflix ! Bon, dans trois minutes, l’infirmière sera là. Il va falloir que vous vous en alliez. Dites, mon vieux, vous pourriez me faire un petit plaisir avant de partir ?

— …

— Vous pourriez me dire si les Sopranos se sortent vivants ou pas de la fusillade du restaurant ?

— …

— Ah, ben merde alors !

FIN

3 réflexions sur « Désintoxication »

  1. T’inquiètes pas Jim, c’est une ANMAV (Addiction Non Mortelle qui Aide à Vieillir) et vieillir est encore ce qu’on a trouvé de mieux pour ne pas mourir (c’est pas de moi mais de Guy Bedos, certains disent de Woody Allen).

  2. Addiction, j’ai bien lu addiction? Je sais ce que c’est, moi c’est l’AJdC. Paraît qu’elle est incurable. J’ai pu constater hier que je n’étais pas le seul, cela me rassure un peu.

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