C’était un jour qu’était pas fait comme les autres (4/4)

(…)
— Mais, pas du tout, Steeve, pas du tout, tout ceci est normal, tout à fait normal.
— Bon ! Moi, j’en ai ras le bol de vos petites phrases à la con qui veulent rien dire. Alors, choisissez : ou vous m’expliquez tout depuis le début, ou je vous refait le portrait de fond en comble séance tenante. C’est que j’ai fait de la boxe française, moi !

— C’est exact : il y a douze ans, deux leçons, et puis vous vous êtes fait mal et vous avez abandonné. Mais la question n’est pas là. En fait, je suis très étonné que vous ne soyez pas au courant. Vous n’avez pas lu la petite lettre ?  

4/4

— Au courant de quoi ? Quelle petite lettre ?

— Celle qui était sous votre porte, ce matin. Ah ! Je comprends … Vous n’avez pas trouvé la petite lettre. Bon, ce n’est pas grave. Je la connais par cœur. Écoutez et vous comprendrez :

À Monsieur Steeve Ratinet, en sa demeure du 17 de la rue Dacauté dans la belle ville de Paris-en-France
Cher Monsieur,

Il est de notre devoir de vous faire part de votre décès survenu en votre domicile le 13 du mois courant à 03:47 GMT. Nous vous adressons par la présente toutes

nos condoléances ainsi que le témoignage de notre sympathie.
Après avoir examiné attentivement l’existence que vous venez d’achever, la Commission d’Admission au Paradis a décidé de vous attribuer la note de 6 sur un maximum possible de 20. En conséquence, vous êtes admis au Paradis, ceci sous des conditions qui demeurent à l’étude et qui seront portées à votre connaissance dès que possible.
Dans l’attente, vous êtes prié de sortir de chez vous comme d’habitude dès votre réveil mais en laissant sur place votre dépouille mortelle. Vous emprunterez ensuite votre parcours quotidien le long duquel un agent du Paradis viendra vous prendre en charge.
Permettez-nous, cher défunt, de vous adresser toutes nos félicitations pour votre admission parmi nous ainsi que nos vœux les plus sincères pour les siècles des siècles, amen.
Signé, pour le Comité : Ad. Patrès

— Et voilà, Steeve, vous avez compris maintenant ? Vous êtes mort.

— Hein ? Quoi ? Vous pouvez répéter ?

— Si vous voulez : Et voilà, Steeve, vous avez compris maintenant ? Vous êtes mort.

— Moi ?

— Vous.

— Ah, ben v’la aut’chose ! C’est pas des bobards, par hasard ?

— Non, Steeve, ce ne sont pas des bobards.

— Ah ben, oui, mais c’est que ça m’arrange pas du tout, votre truc. Je devais aller voir PSG-OM samedi, moi !

— Ça ne va pas être possible, Steeve.

— On peut pas remettre ma mort à plus tard, la semaine prochaine, ou même l’année prochaine ? C’est ça, tenez ! L’année prochaine ! J’ai rien de prévu, l’année prochaine.

— Je regrette, Steeve…

— Faites chier, quand même ! Vous arrivez comme ça, sans prévenir, sans rendez-vous… Y a même pas eu consultation. Je m’en vais vous flanquer le syndicat dans les pattes, moi, vous allez voir !

— Votre syndicat ne peut plus rien pour vous, Steeve. D’ailleurs, le dénommé Verlingue vous a fait rayer de la liste ce matin. En effet, en tant que décédé, vous ne pourriez plus cotiser.

— Ah ça ! Ça m’étonne pas ! Quel salopard, ce Verlingue ! M’aura fait chier jusqu’au bout, celui-là ! Bon, tant pis. Alors, qu’est-ce qu’on fait maintenant ? On y monte dans votre foutue bagnole ? Et où est-ce qu’on va, par hasard ? Au cimetière ?

— Pas du tout. Là où nous sommes, les cimetières n’existent pas, c’est bien trop triste. D’ailleurs, ils ne serviraient à rien puisque personne ne meurt.

— Sauf moi, bien sûr. J’ai jamais eu de pot dans la vie.

— Steeve, il faut absolument que vous compreniez qu’au Paradis, personne ne meurt, pas plus vous que n’importe qui d’autre.

— Paradis ? Vous avez dit Paradis ? J’avais pas bien saisi, tout à l’heure. Alors, je suis au Paradis ? Ben, merde alors. Ça, c’est la meilleure de l’année ! Moi ! Au paradis ! Pour une surprise, c’est une surprise ! Et pourquoi que je suis pas en Enfer, par exemple ?

— Parce que l’Enfer n’existe pas, bien sûr !

— Alors comme ça, tout le monde va au Paradis ?

— Tout le monde ! Avec certaines conditions, mais tout le monde…

— Ah ! Ben dites ! Si j’avais su ça avant, je me serais fait moins chier dans la vie. Quand je pense à toutes les occases de me faire du fric que j’ai ratées par pure honnêteté ! Je vous raconte pas !

— Ne me racontez pas, Steeve. Bon, maintenant, il faut que je vous explique les conditions de votre admission. Je viens de les recevoir par message sub-angélique. Voici : la Commission d’Admission vous a classé dans la catégorie ÉPAVE.

— Ah ben c’est agréable ! Épave, quand même ! Faut pas pousser, y avait encore de la marge.

— Non, É-P-A-V-E. Ça veut dire Égotiste-Primaire-Agressif-Vulgaire-Exacerbé. C’est très courant comme catégorie, mais ça vous a valu la note de 6 sur 20. Tout ceci n’est pas bien grave, car nous pensons que ces défauts proviennent d’un manque de vitamines dans la petite enfance, ce qui a fait naitre en vous un complexe d’infériorité se traduisant par l’agressivité et l’égoïsme dont vous avez fait preuve dès votre adolescence. Nous savons très bien soigner cela. Un petit séjour au CRAZY devrait arranger tout cela en quelques années, une petite cinquantaine, pas plus. Par contre, vous aurez besoin de cours de rattrapage en heures supplémentaires pour vous débarrasser de votre vulgarité en matière de pensées, de paroles, d’actions et d’omissions.

—C’est quoi, le CRAZY ? Une boite de nuit ?

— Non, ça veut dire Centre de Remise A Zéro, tout simplement.

— Et le Y ? Il est là pour quoi, le Y ?

— Pour rien. Juste pour faire joli. CRAZY, c’est plus engageant que CRAZ, vous ne trouvez pas ?

— Ah ouais ! Faut dire que c’est super engageant, une remise à zéro ! Et après le CRAZY, c’est quoi le programme des réjouissances ?

— Eh bien, selon vos progrès, il ne vous restera plus qu’à faire un siècle ou deux de Purgatoire avant de devenir membre du Paradis à part entière.

— Hein ?

— Ah, ben oui, quand même ! Rappelez-vous que vous n’avez eu que 6 sur 20 ! Ce n’est pas très glorieux, in excelcis deo ! Il faut bien qu’il y ait une petite punition.

— Ah ! Je me doutais bien qu’y avait un loup ! Tout le monde il est gentil, au Paradis ! Tout le monde il y va, c’est super ! Ah ! oui, mais j’oubliais : y a un siècle de Purgatoire ! Un détail, une broutille, une paille ! Et où est-ce qu’il perche, ce Purgatoire ?

— Ici, au même endroit que le Paradis.

— Et la punition, c’est quoi ? Faire Paris-Strasbourg à genoux ?

— Non, Steeve. En vérité je vous le dis, moi-même, en ce moment, je suis en train d’effectuer mon propre Purgatoire. Plus que dix-neuf ans, deux mois, trois jours et dix-sept heures, deo gratias ! Et ma punition est la même que celle de tous les stagiaires, comme l’homme du 13 de la rue Dacauté, comme celui de la Peugeot, comme le substitut de Monsieur Liang. Et cette punition, ce calvaire, c’est d’accueillir et de guider les nouveaux décédés, les désagréables, les violents, les mal élevés, les vantards, les méfiants, les excités, les envieux, les imbéciles, les vicieux, les entourloupeurs de toutes sortes… Les défunts comme vous en quelque sorte. Et ce sera la vôtre aussi.

— Ah ben, merde alors !

— Bon ! Vous montez maintenant ?

FIN 

NdE : Le texte intégral de ce jour qu’était pas fait comme les autres vous sera proposé le 2 juin prochain. 

Bientôt publié

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3 réflexions sur « C’était un jour qu’était pas fait comme les autres (4/4) »

  1. Petite correction à mon anagramme: « Pat Rusticus tua Ria, cette fantasque jolie môme ». Ça sonne mieux comme ça.

  2. C’est une histoire intrigante, dans un style loin de Proust et plus proche de Céline, qui m’a beaucoup amusé au point qu’elle m’a inspiré cet anagramme qui n’a rien à voir avec elle d’ailleurs: « Pat Ruscus tua Ria, cette fantastique jolie môme ».

  3. Nous irons tous au paradis ?
    Eh ben, ça promet !

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