Reine d’un soir (texte intégral)

Pour ceux qui n’aiment que les gros morceaux, voici la rediffusion en intégral d’un texte paru en 5 épisodes et en mars dernier :
Reine d’un soir.
(30 minutes de lecture)

 

1

— Salut Benjamim ! Je peux vous appeler Ben ? C’est Max qui vous envoie ? Comment y va ce vieux Max depuis le temps ? Il se plait bien à Rio ? Tu parles, ça m’étonne pas ! Bon, parait que vous faites de la télé vous aussi. Et où ça donc ? Televisão Cidade Recife ? C’est une chaîne de télé, ça ? Connais pas ! Bon, ça fait rien. Écoutez, là, je suis plutôt occupé, alors si vous voulez bien… Dis, je peux te dire tu ? Ouais ? T’es sûr ? Bon, j’aime mieux… bon, alors, si tu veux bien, je vais te raconter tout ça pendant le maquillage. Ça te gêne pas, Coco ? T’es sûr ? Bon !

Comme tu sais, je m’appelle Franck Dorsett. Enfin, c’est sous ce nom qu’on me connait en France. Mon vrai nom, c’est Henri Crouton, mais pour faire de la télé, ça sonnait pas bien. Alors, ils m’ont dit de me trouver autre un nom, un nom qui claque, un nom qui fasse jeune, enfin autre chose que Crouton. Ah ouais, t’es Brésilien, tu peux pas comprendre. Bon, des noms, j’en ai proposé trois ou quatre, et ils ont dit que Patrick Dorsett, c’était chouette. Même qu’ils étaient étonnés que j’ai trouvé ça tout seul.

Ça fait huit ans que je fais de la télé. Là, Coco, tu me vois vedette et tout, mais va pas croire, j’ai commencé tout au bas de l’échelle. Dans « Le cirque extraordinaire », c’était. Une émission pour enfants de cette garce de Sylvie Mesclin : j’étais déguisé en phoque, ou en morse, je sais plus, enfin, un genre de poisson à la con. Fallait que j’aboie en battant des nageoires à chaque fois qu’il se passait quelque chose de drôle sur le plateau. Je m’appelais pas encore Patrick Dorsett, à l’époque. Mon nom de scène, c’était « Gloup, le phoque » ou « Gloup, le morse », je sais plus. Et puis, un jour, coup de pot, il y a Georges Trentin qui se tue en voiture. Sylvie me demande de le remplacer au pied levé dans le rôle de Môssieu Fred, le clown blanc. On filerait le costume de Gloup au stagiaire et moi, je jouerais plus une foutue bestiole, j’aurais un rôle de vrai homme ! Môssieu Fred ! Tu te rends compte ? Non, tu peux pas. Avec un vrai texte ! C’était plutôt risqué parce qu’on passait en direct et que, si je me plantais, c’était couru que Sylvie me flanquerait à la porte de l’émission et, probable, aussi de la chaine. Mais c’était peut-être la chance de ma vie.  Tu sais, Coco, il y a des moments dans la vie où un homme doit faire ce qu’il doit faire. C’est John Wayne qui l’a dit ! Je sais plus dans quel western il a dit ça, mais ça m’avait marqué. Alors, comme Sylvie m’avait dit qu’elle me foutrait à la porte illico si je voulais pas faire le clown, j’ai dit OK.

Ç’a été le vrai début de ma carrière. Aujourd’hui, quand des jeunes viennent me voir dans ma loge pour me demander des conseils, c’est ce que je leur dis : « Il y a des moments dans la vie où un homme doit faire ce qu’il doit faire ! » Mais je leur dis pas que c’est de la part de John  Wayne ! Ah ! Ah ! Par exemple, il y a un moment dans la vie où il faut arrêter de faire le phoque et commencer à faire le clown, pas vrai ? Hein ? Pas vrai ? Ah ! Ah !

Le succès est venu très vite. Chaque jour, les sondages étaient meilleurs. Au bout de trois semaines, le clown blanc, moi, était devenu le vrai leader de l’émission. À la fin de la saison, Sylvie est venue me voir pour me proposer un contrat de trois ans avec le Cirque extraordinaire. L’offre était minable, huit mille euros par semaine, et je touchais rien sur les produits dérivés. Je lui ai dit tout le bien que je pensais d’elle et de son offre et je l’ai plantée là. Elle est vite montée dans les tours et elle m’a poursuivi dans les couloirs en me menaçant de me faire virer définitivement de la chaine. C’est qu’elle pouvait bien y arriver, cette salope, vu qu’elle couchait avec Guimard-Trélon, le patron du moment de TV1. Il a été viré depuis. C’est la Mesclin qu’est bien emmerdée maintenant. Mais à l’époque, elle pouvait très bien le faire. Mais moi, je rigolais en dedans parce que j’avais déjà signé avec M4 pour deux ans renouvelables pour présenter « Hyperchébran », une émission hyper culturelle pour ados. J’ai fait ça pendant quatre ans et puis j’ai décidé de monter ma propre boite de production avec Bob Bojo, un ancien de RT2. On a laissé tomber les enfants et les ados. Trop chiants ! Pour les produits dérivés c’est intéressant, parce qu’y a un sacré pouvoir d’achat chez les mômes, mais y sont vraiment trop chiants. Bojo a dit qu’il fallait qu’on se concentre sur la tranche d’âge des plus de quarante ans. Là aussi, y a du pognon, croyez-moi, et du pognon, on s’en est fait ! Un max,  même ! D’abord avec nos commissions sur tout ce qu’on montrait dans l’émission, genre escabeau pour monter dans un lit, arbre à chat lumineux, bataille d’Austerlitz en soldats de plomb en plastique véritable, enfin toutes ces saloperies dont personne ne voudrait dans une station-service sur l’autoroute mais qui se vendent comme des petits nains dès qu’on les montre à la télé. Mais le vrai coup de génie, ç’a été la loterie par texto. Aujourd’hui, c’est courant ; presque toutes les émissions le font. Mais c’est nous, enfin, c’est Bojo qu’a eu l’idée le premier. Et c’est dans Reine d’un soir qu’on la mise en pratique en premier. Le principe ? Tout le monde connait, voyons ! Non ? Ah oui, c’est vrai que t’es pas d’ici, Coco ! Bon, ça fait rien, je t’explique : trois ou quatre fois en cours d’émission, tu poses la même question, un truc bien évident, un truc que tout le monde connait, par exemple : « Quel est le prénom de la veuve de Johnny ? Laetitia ? (tapez 1) – Lucienne ? (tapez 2)  » . Les gens doivent répondre par sms et tu annonces que le gagnant sera tiré au sort parmi les bonnes réponses à la fin de l’émission. Tu mets un bon prix, 10.000€ par exemple. Faut pas être radin. Chaque texto est facturé 1,25 € et la dessus, il y a 1€ qui revient à l’émission. Maintenant, suis-moi bien, Coco : bon an, mal an, il y a deux ou trois millions de ploucs qui regardent l’émission. C’est bien le diable s’il n’y en a pas un sur dix qui va envoyer son texto à 1,25€ pour en gagner 10.000. Le mec, il a eu tout le temps de vérifier sa réponse sur Google et il est sûr de son coup. Alors, il balance son texto, une fois, deux fois, trois fois même ! Ça lui coûte 1,25 ou 2,50, ou 3,75 €, mais ça lui fait trois chances de gagner 10.000 balles ! Et pour la chaine, ça fait quand même au minimum deux ou trois cent mille euros qui rentrent à coup sûr. Comme en général, Reine d’un soir fait plutôt dans les quatre à cinq millions d’audience, et que la proportion de parieurs est plutôt de trente pour cent que de dix, j’ai pas besoin de te faire un dessin pour voir ce que ça peut faire pour nous : un petit ou un gros million à chaque fois. Pigé ? Combien ça fait en Réals brésilien ? Pas la moindre idée, Coco ! Mais ça fait sûrement un paquet.

Bon, mais ça c’est peanuts, c’est juste un petit bonus ; le principal, c’est pas là. Tu vas comprendre.

Bon ! D’abord, le thème de l’émission. Ça aussi, ç’a été une idée de Bojo. Il s’était dit qu’il fallait jouer sur les âneries les plus à la mode : la sensiblerie, la misère, la condition féminine, ce genre de conneries, quoi. Donc, en faisant un truc sur les femmes dans la misère, on pouvait pas manquer la cible.

L’idée géniale, c’était de mettre une demi-douzaine de bonnes femmes en compétition devant un jury quelconque de peoples qui devraient décider laquelle était la plus malheureuse. On ferait un peu comme pour Miss France, mais au lieu de voter pour la plus belle poitrine, le jury voterait pour la nana qu’aurait la vie la plus moche. Et la gagnante serait habillée en public par les plus grands couturiers, et elle gagnerait une avalanche de cadeaux offerts par les sponsors, et sur chaque cadeau, nous, on toucherait notre petite commission.  Malin, le Bojo, pas vrai ? Mais c’est moi qui ai trouvé le titre : Reine d’un soir. Pas mal, hein ? J’ai un don pour ça, faut dire… Et surtout, c’est moi qui présenterais l’émission.

En moins de deux mois, Bojo nous a bricolé tout le système et à la fin septembre, on a lancé le premier numéro de Reine d’un soir. À la fin de l’émission, tout le monde pleurait, le public, les techniciens, le patron de la chaine ; même moi ; mais moi, c’était prévu, je m’étais entrainé. Un succès incroyable, phénoménal, un audimat jamais atteint de mémoire de speakerine. Pour nous remercier, le patron de M4 nous a offert à Bojo et à moi une Mercedes chacun. Moi, les Mercedes, j’aime pas trop, et puis j’avais déjà une Range Rover et une BM, alors j’ai donné la mienne au gardien de ma baraque dans le Luberon ; mais quand même, le geste, ça m’avait touché. C’est chouette d’être reconnu pour ce qu’on fait, pas vrai Coco ?

Ça fait maintenant deux ans que ça dure, Reine d’un soir. On a vendu le concept aux Italiens et aux Espagnols. On discute dur avec les Hollandais et il parait que les Américains seraient intéressés. Et maintenant, le Brésil ? Non ? Bon, on verra… En tout cas, ça roule pour nous.

2

La première de nos Reines, je te l’ai dit, ç’a tout de suite été le gros succès. Victoria, quarante-deux ans, moche comme un pou, concierge dans un quartier pourri d’Arcueil, un fils en désintox, une fille sur le trottoir et un mari en taule.  Depuis deux ans que sa loge avait brulé dans l’incendie de son immeuble, elle habitait un placard chez son ex-belle-mère alcoolique, et tout à l’avenant. Résultat : palme d’or à l’unanimité du jury.

La deuxième, c’était Armelle. Bretonne, prostituée à temps partiel, assistante pompiste dans une station Esso le reste du temps, elle avait dû abandonner ses deux activités depuis six mois à cause d’une soudaine allergie au bitume. Elle avait gagné de justesse devant une ex-star du cinéma muet, encore plus malchanceuse qu’Armelle mais vraiment trop antipathique.

Brigitte, elle nous arrivait de Béthune. Fille de mineur de fond, mineuse de fond elle-même, elle avait été licenciée par les Charbonnages de l’Artois du fait de son surpoids qui déclenchait le système de sécurité de l’ascenseur de la mine. Depuis, elle arpentait les rues des corons en tentant de vendre des Encyclopédies Britanniques. Pas assez pathétique. Petit audimat.

Pour Catherine, ç’a été spécial : le jury avait choisi une autre candidate, mais le public a réussi à faire changer le verdict en refusant de quitter la salle tant que Catherine n’aurait pas été déclarée vainqueur. Énorme audience.

Ensuite on a eu Priscilla, plutôt mignonne, mais idiote à un tel point que le jury en a été séduit. Audimat décevant. Quelques jours après, on a bien failli arrêter l’émission : sa rivale, Marie-Paule, s’était suicidée à coups de marteau à la suite de son échec à la finale. Faut avouer que ça la foutait mal ! Mais quand on a annoncé la suspension de Reine d’un soir , la chaine a reçu tellement de lettres de protestation qu’on a bien été obligés de continuer. On se doit à son public, pas vrai ?

Deux ans que ça dure, trois saisons par an, ça fait six saisons en tout. T’es arrivé au bon moment, Coco : ce soir, c’est la finale de la dernière saison.

On va avoir droit à Carmen contre Veolia. Vu les fiches que m’a préparées mon assistante, il va y avoir du sport. La première s’appelle Veolia. Veolia ! Je te demande un peu ! Et pourquoi pas Groupama tant qu’on y est ? Enfin… Je lis :

Veolia Frittard. 36 ans. Née à Péronne. Famille d’agriculteurs. Moyennement laide.
Vit sans histoire au milieu des betteraves jusqu’à l’âge de 31 ans.
Découvre l’amour dans les bras d’un Italien de passage et de Bologne, Nino Carcioffi.
Nino lui promet le mariage si elle retourne en Italie avec lui.
Quitte sa famille qui la renie aussitôt.
Parcourt les routes avec Nino qui l’initie au vol à la roulotte et à la tire, au bonneteau japonais et à bien d’autres turpitudes, dont le tourniquet scandinave.
Arrêtée avec Nino par les gendarmes de Bourneroude-la-Vieille.
Nino parvient à s’échapper.
Mise en examen pour vol, grivèlerie, grivoiserie, grossièretés, coups à agent et outrage à magistrat.
Son avocat oublie de se présenter le jour du procès.
Condamnée à quarante jours de travaux d’utilité publique chez le Procureur Général de Bourneroude-la-Vieille.
Peine prolongée d’autant trois fois de suite pour :
1) avoir cassé un vase-souvenir acheté à Soissons par l’épouse du procureur,
2) avoir renversé une paella-fruits-de-mer-chorizo-poulet sur l’habit sacerdotal d’un évêque en visite,
3) avoir détruit accidentellement par le feu la villa de ses geôliers.
A la demande expresse du procureur, dispensée de sa dernière peine et expulsée en urgence de Bourneroude.
Part pour l’Italie pour retrouver Nino, mais est refoulée à la frontière espagnole.
Entreprend un sit-in avec grève de la faim assise dans la neige au col du Somport.
Attrape un gros rhume.
Un journaliste de « Razones del Corazon » déclenche un mouvement de solidarité en sa faveur.
Toute l’Espagne est bouleversée et cotise généreusement, à l’exception du Pays Basque et de Gibraltar qui envoient des cartes postales.
Les fonds recueillis sont détournés par le journaliste de « Razones del Corazon » qui s’enfuit aux Galápagos.
Découverte par un collaborateur de l’émission qui faisait du trekking sur le GR 10.
Passe avec succès les examens de présélection.
Parvient en finale après avoir éliminé ses concurrentes les doigts dans le nez.

Bon ! À l’autre paumée, maintenant :  Carmen !

Carmen Achternoen. 42 ans. Née à Bergen-Op-Zoom de mère inconnue et de père indigne.
Physique inhabituel.
Expulsée de l’orphelinat à l’âge de huit ans pour insolvabilité.
Employée par les Grands Travaux Bataves pendant deux ans à boucher les trous des digues du Zuiderzee avec ses petits doigts.
Sauve de la noyade Lord Fauntleroy, le plus grand des deux, qui s’était perdu dans un polder au cours d’une chasse à la gazelle de Rhim.
Licenciée par son employeur GTB pour avoir, ce faisant, retiré ses doigts des petits trous de la digue,
Inculpée en tant que responsable de l’inondation de 1956 d’un quart du territoire néerlandais.
Condamnée à dix ans de visionnage de films chinois sous-titrés en suédois dans un monastère tibétain des Kerguelen.
Enlevée du monastère par Lord Fauntleroy qui la séquestre dans son château de Clocaenog-Brynsaithmanchog pour la contraindre à l’épouser.
Le père de Fauntleroy qui s’opposait au mariage sous prétexte que Carmen n’était pas galloise, ni même britannique, finit par l’accepter à condition qu’on le lui demande gentiment. Devant l’autel, au lieu de dire oui, Carmen déclare qu’elle n’a que onze ans et qu’elle veut connaitre le monde, et surtout le Grand Canyon et Alain Delon, avant de se ranger à Clocaenog-Brynsaithmanchog.
Marquée au fer rouge comme intrigante selon une vieille coutume galloise et chassée vers l’Angleterre.
On ignore tout de sa vie pendant les treize années suivantes, car elle a un trou de mémoire.
A 25 ans, elle réapparaît dans un bowling de Guéret où elle est chargée de relever les quilles et de renvoyer les boules vers les joueurs.
L’arrivée de l’électricité dans la Creuse met fin à son emploi.
On la retrouve quelques années plus tard employée à chasser les mouettes dans le port du Guilvinec.
L’A.P.G. (Association des Producteurs de Guano) et la S.P.A. (Société Protectrice des Albatros)  réussissent après huit ans de procédure à faire interdire son activité.
Les sélectionneurs de l’émission la découvrent l’année dernière sur le Plateau des Mille Vaches quand elle tente de leur vendre dix-huit réfrigérateurs à la sauvette.
Compte tenu de son C.V. prestigieux, elle est dispensée de présélection.

Je te dis, Coco, tout à l’heure, ça va être chaud ! Je suis sûr qu’on va crever tous les plafonds. Compte tenu de la qualité des filles, Bojo et moi, on a décidé de changer un peu les règles. Comme d’habitude, après le tirage au sort, je ferai la présentation de la première des deux candidates. C’est là qu’en suivant mes fiches, je la pousse à raconter en détail les moments les plus misérables, les plus scabreux de sa triste existence. Pendant que je fais ça, il y a des assistants chauffeurs de salle qui passent dans le public en brandissant des pancartes où on a écrit les réactions qu’on veut qu’ils aient, des trucs genre Ooooh ! ou Aaaaah ! ou Sniiiff !  pour exprimer leur compassion. Mais avec le gabarit de ces deux-là, ça m’étonnerait qu’on ait besoin des pancartes. Normalement, une fois que j’ai fait la même chose avec la deuxième concurrente, quand tout le monde est bien chaud, au bord des larmes, chaque reine putative — non, non, ça veut dire en puissance. C’est pas ça ? Ah bon, je croyais  — alors disons chaque concurrente doit faire un petit speech, pour rappeler combien elle a été malheureuse, combien elle aime le merveilleux public de ce soir et plus particulièrement le fantastique jury, et puis on passe aux choses sérieuses : le vote. Mais vous pensez bien que tout ça n’est pas fait par hasard. Nous, pendant les émissions d’avant, on a sondé les téléspectateurs ; on sait qui est la plus populaire, et on dit au jury laquelle il doit désigner.

Bon, ça c’est la routine, mais pour ce soir on va faire du nouveau, on va ajouter une épreuve. Voilà comment, ça va se passer… Ah, merde ! Déjà huit heure et demi ! Faut que je sois sur le plateau dans trois minutes. Bon ! Je te laisse. T’as qu’à aller voir mon assistante, Iris de Vaugicourt, elle te trouvera une place dans le public. Tu vas voir, Iris, c’est un canon, mais pas touche, hein ! C’est chasse gardée ! Bon, on se voit tout à l’heure. Allez, tchao !

 3

— Et Franck Dorsett a disparu en courant dans un couloir. Maintenant, laissez-moi vous raconter ce qui s’est passé après. Je me suis mis à la recherche d’Iris et j’ai fini par la trouver. Malgré le casque qui dérangeait ses longs cheveux bruns, le micro qui cachait une partie de son sourire et toute l’électronique qui lui pendait à la ceinture, je peux vous confirmer que c’est une jolie fille. Mais chez nous, des filles comme ça, les plages en sont remplies. Pendant qu’elle me conduisait jusqu’à ma place, je voyais Dorsett, la tête modestement baissée, qui finissait de saluer le public sous un tonnerre d’applaudissement. Les chauffeurs de salle levaient continuellement les bras pour prolonger l’ovation. Et puis, d’un coup, Dorsett a relevé la tête, les chauffeurs ont baissé les bras, le silence s’est fait et Dorsett a parlé. Il faut reconnaître qu’il est vraiment professionnel : au bout de trois minutes, il avait réussi à faire rire la salle deux fois et à installer l’émotion en rappelant rapidement ce qui s’était passé lors des quart et des demi-finales. Après un petit mot de consolation pour les malheureuses qui avaient été éliminées, d’un grand geste du bras, il a lancé la musique. Le noir s’est fait sur la scène, et puis les deux concurrentes sont apparues, chacune d’un côté du plateau, immobiles, comme enfermées dans un étroit cylindre de lumière blanche dans lequel descendait doucement une pluie de petites étoiles scintillantes. Devant ce spectacle à la fois simple et grandiose, les chauffeurs n’ont pas eu besoin de s’agiter beaucoup pour déclencher une nouvelle ovation. Venant de nulle part, la voix de Dorsett s’est élevée, puissante, solennelle, une voix dont on aurait pu imaginer que c’était celle du Bon Dieu. Elle a annoncé :

— Mesdames et Messieurs… Carmen… et Veolia !

Tandis que la voix off rappelait gravement et inutilement les règles du jeu au public, car il semblait fort bien les connaitre, dans une demie obscurité, des machinistes ont dressé derrière chaque candidate un grand tube de verre gradué contenant un liquide rouge sang.

— Ce que vous voyez-là, Mesdames et Messieurs, chers téléspectateurs, ce sont nos Méritomètres . Ce sont des appareils extrêmement sophistiqués qui ont demandé des années de recherches. Ils ont été mis au point par nos équipes techniques en collaboration avec la NASA. Ils agissent en fait comme des thermomètres. Pendant que les candidates nous conteront les malheurs de leurs vies, les Méritomètres mesureront automatiquement la tension artérielle, le rythme cardiaque et les taux d’endomorphine et d’adrénaline de chaque membre du jury. À partir de ces données, par des calculs extrêmement sophistiqués menés au moyens de calculateurs surpuissants, ils détermineront le niveau cumulé d’émotion collective pour l’ensemble du jury. Et c’est bien entendu la candidate qui obtiendra le plus haut niveau d’émotion cumulée qui sera tout à l’heure notre Reine d’un soir !

À présent, tout était prêt. L’un des projecteurs s’est éteint. Veolia et son Méritomètre ont disparu. Une poursuite s’est allumée sur Dorsett et l’a accompagné jusqu’à Carmen, illuminée. Il lui a baisé la main et, sur le thème musical de Zarathoustra, il l’a conduite jusqu’au centre du plateau. Et là : paf ! Lumière partout ! Que le spectacle commence !

Et le spectacle a commencé… selon la routine habituelle… enfin, si l’on peut dire…

Au début, continuellement guidée, encadrée et relancée par Dorsett, Carmen a déroulé sa longue série de déboires, de trahisons et de malheurs et son Méritomètre a commencé à grimper.  Chaque nouveau coup du sort était souligné par un effet sonore, une musique à suspense, un roulement de tambour, le tic-tac d’une pendule, un coup de cymbales, un roulement de tonnerre, tandis qu’avec leurs pancartes les chauffeurs jouaient du public comme un maestro jouerait d’un orchestre symphonique. A la fin, le liquide rouge a cessé de monter dans le tube de Carmen. Il s’est immobilisé au niveau 199,56.

— Le plus haut niveau jamais atteint dans cette émission ! a hurlé Dorsett dans son micro, déclenchant une nouvelle ovation.

Et puis, ça a été le tour de Veolia. Et quand ça a été fini, c’est là qu’on a commencé à sortir de la routine : à la fin du récit de ses malheurs, son Méritomètre s’était figé à 199,56 !  Égalité ! Il y avait égalité parfaite entre les deux candidates !

Le silence était total et le public était partagé, haletant, inquiet, consterné. Il ne savait pas quoi faire, le public. Il commençait à s’agiter. Il avait beau regarder les chauffeurs de salle,  leurs pancartes pendaient inutiles au bout de leurs bras ballants.

De mon côté, je commençais à me demander si cette égalité parfaite n’était pas prévue, si ce n’était pas justement ça la nouveauté dont me parlait Dorsett juste avant l’émission. Si c’était le cas, Bojo et lui avaient bien dû prévoir la façon de sortir de l’impasse. J’étais impatient de voir comment.

Dans un grand geste pacificateur, Dorsett a demandé le silence. On n’allait pas tarder à savoir.

— Chers téléspectateurs, chères téléspectatrices, chers membres du jury, Mesdames et Messieurs, c’est absolument incroyable, c’est fantastique, c’est inouï ! Du jamais vu dans l’histoire de notre émission : nos candidates de ce soir sont à égalité, une égalité parfaite !

Comme les deux malheureuses commençaient à se regarder un peu trop en chiens de faïence, des assistants les ont fait disparaître en coulisse. Le public commençait à protester quand les chauffeurs brandirent leurs pancartes : « Silence ! » Aussitôt le public se tut et Dorsett reprit la parole.

— Je comprends votre déception et votre impatience, cher public, mais que voulez-vous, c’est la glorieuse incertitude du jeu ! Veolia et Carmen sont ex-aequo. C’est un fait indubitable. Nous avons bien tenté de les départager en réglant nos appareils au maximum de leur sensibilité, mais rien n’y a fait ; elles ont atteint exactement le même niveau ! Un niveau exceptionnel ! Au centième près ! 199,56 sur l’échelle du mérite ! Il faut bien se rendre à l’évidence : Carmen et Veolia sont aussi malheureuses l’une que l’autre !

 — Oooooh ! dit le public sans qu’on l’ait sollicité.

Ça n’a pas empêché Dorsett de continuer :

 — Que faire, Mesdames et Messieurs ? Que faire dans une telle situation ? Je vous le demande ! Tirer la gagnante au sort ?

— Oh noooon ! a dit le public, spontanément.

— Vous avez raison, a confirmé Dorsett. Ce serait trop injuste pour la perdante ! Alors, que faire ? Partager les cadeaux ente ces deux femmes tout aussi méritantes l’une que l’autre ?

— Oh ouiiiiiiiii ! a répondu le public, qui ne veut jamais faire de peine à personne.

— Malheureusement, c’est impossible ! a objecté Dorsett.

— Oooooh ! a regretté le public, désarçonné.

— Ben oui, quoi ! Comment partager en deux la Twingo 300 électrique offerte par la Régie Renault ?

Le public était perplexe. Dorsett en a profité pour continuer à surfer sur la même vague.

— Faudrait-il couper en deux la superbe robe de bal qui sera offerte par Christian Lacroix ?

— Nooooon ! a réagi le public, formel.

— Faudrait-il diviser en deux parties égales, j’insiste bien, égales, la superbe maison de maçon de Montalivet-les-bains offerte par le Conseil Régional de Nouvelle-Aquitaine ? Et aussi l’extraordinaire machine à laver offerte par Fnarty qui non seulement sèche le linge mais qui aussi le plie ? Et que faire de la collection des œuvres complètes de Descartes, en édition numérotée dédicacée par l’auteur ? Faudra-t-il en donner les onze premiers volumes à Veolia et les onze suivants à Carmen ? Ça n’aurait pas de sens, voyons !

— Ben nooooon ! a confirmé le public, un peu hésitant toutefois.

— Vous voyez bien, Mesdames et Messieurs ! Nous sommes dans une situation cornélienne !

Le public a regardé les chauffeurs de salle et n’en a tiré aucun enseignement. Alors, il est resté coi, le public, au bord de la crise de nerfs. C’est à ce moment qu’un petit bonhomme tout rond est sorti des coulisses et s’est dirigé vers le centre de la scène à petits pas bondissants.

4

— Ah ! Mais je vois arriver parmi nous quelqu’un qui va peut-être nous sortir d’embarras ! Mesdames et Messieurs, laissez-moi vous présenter la cheville ouvrière, l’âme de cette émission, celui sans qui jamais je n’aurais pu monter Reine d’un soir, celui qui travaille dans l’ombre chaque jour pour rechercher les candidates, les sélectionner avant de les soumettre à votre jugement, le concepteur génial du Méritomètre, mon ami de toujours, mon ami Bob, Bobby comme j’aime l’appeler… Mesdames et Messieurs… Robert Bojo ! On l’applaudit très fort !

À ce moment, pour moi, c’était devenu évident. Tout ça avait été prévu, calculé, organisé à l’avance, l’égalité des thermomètres, les hésitations de Dorsett, l’arrivée de Bojo, et la solution miracle qu’on n’allait pas tarder à nous faire connaître. Pendant que je réfléchissais, les chauffeurs agitaient frénétiquement toutes leurs pancartes en même temps pour entretenir le tonnerre que Dorsett avait demandé. Bojo a salué modestement et, quand le calme est revenu, il s’est mis à chuchoter à l’oreille de Dorsett. Le public a eu beau tendre ses innombrables oreilles, il n’a rien entendu. Au bout d’une trentaine de longues secondes, Bojo a tourné le dos au public et, de son petit pas bondissant, il a rejoint les coulisses.

— Aaaah ! Mesdames et Messieurs, veuillez excuser mon ami Bob. Il est bien trop modeste, je dirai même bien trop timide — n’est-ce pas Bobby que tu es timide ? Ah ! Ah ! — pour présenter lui-même l’idée qu’il vient d’avoir pour sauver cette soirée. Et cette idée, géniale il faut bien le dire, la voici :

— Aaaah ! a soupiré le public, soulagé.

Et, tandis que des machinistes envahissaient la scène pour y installer des pupitres, des micros et des tableaux lumineux, Dorsett s’est mis à expliquer ce qui allait se passer. C’était à la fois simple et génial : on allait opposer Carmen et Veolia dans un débat !

— Un peu comme pour une campagne électorale, a précisé Dorsett. Elles vont devoir nous expliquer pourquoi il faut voter pour elles ! Le débat durera deux fois vingt minutes, avec une pause de dix minutes à la mi-temps. Le jury et les Méritomètres n’ayant pas été fichus — Ah ! Ah ! — de départager les candidates, cette fois-ci, la gagnante sera désignée par le public, à l’applaudimètre.  C’est super, non ?

Le public trépignait de joie : enfin, on lui donnait un vrai rôle ! Il se mit à scander :

— Su – Per, Su – Per, Su – Per !

Effectivement, ça a été super… Tout au moins au début… Parce qu’après…

D’abord, Carmen a été tirée au sort pour parler la première. Elle a commencé par pleurer quatre minutes d’affilée dans son micro. Au début, bien sûr, ça a ému le public mais, à la longue, ça a fini par l’agacer. Alors, elle a retrouvé ses esprits et, après avoir rappelé entre deux sanglots les étapes principales de son parcours misérable, elle a déclaré, la main sur le cœur, qu’elle pardonnait au directeur de l’orphelinat de Bergen-Op-Zoom, au frère supérieur du monastère des Kerguelen, au procureur du tribunal de Clocaenog-Brynsaithmanchog, à EDF et à la SPA pour ce qu’ils lui avaient fait. Quant à Fauntleroy, elle n’avait rien à lui pardonner, au contraire, elle était toujours amoureuse de lui. Maintenant qu’elle avait vu le monde, elle le suppliait de lui accorder son pardon et elle était prête à l’épouser.

Soudain, dans la salle, quelqu’un s’est levé, en larmes. Il a crié « Ah ! Carmencita ! Moi aussi, je t’aime ! Rentre avec moi à la maison ! » C’était Lord Fauntleroy lui-même qui, contre toute convenance, laissait parler son cœur.  Les assistants l’ont maitrisé alors qu’il tentait de monter sur scène, certainement dans l’intention d’enlever sa fiancée une nouvelle fois.

Le public était en délire. Il n’en pouvait plus de compassion, de sympathie et pour tout dire, d’amour envers cette pauvre Carmen, si généreuse avec ceux qui lui avaient fait tant de mal. Dorsett était aux anges. L’idée de Bojo marchait du feu de Dieu.

Quand, après un long moment, le calme est revenu dans le public, Carmen a voulu pousser son avantage en rappelant la marque au fer rouge qu’on lui avait infligée après qu’elle ait refusé de se marier. C’était sans doute la chose à ne pas faire, parce que c’est à ce moment qu’on a entendu une voix sarcastique s’élever au-dessus de celle de Carmen :

— Je me marre, disait cette voix. Alors là, je me marre !

C’était Veolia qui ricanait dans son micro. Il n’était pas possible d’ignorer cette interférence, et Dorsett crut devoir intervenir.

— Ça sera bientôt votre tour, Veolia, dit-il. Pour le moment, soyez gentille et laissez parler Carmen, voulez-vous.

— OK, d’accord, d’accord, Duchenoque, acquiesça Veolia. Elle perd rien pour attendre, la Carmen ! N’empêche que je me marre…

À la regarder grimacer derrière son micro, je sentis que les choses allaient déraper ; et ça n’a pas manqué. Le ton goguenard de Veolia avait dû agacer Dorsett car, en voulant la remettre à sa place, il commit la grossière erreur d’engager le dialogue :

— Et peut-on vous demander ce que vous trouvez de risible dans cette marque infamante que de cruels barbares ont imprimée à jamais sur l’épaule de cette pauvre femme ?

— À jamais ? Mais j’hallucine ! Vous avez pas vu ? Elle est bidon, la marque ! On en fait tout un foin, là, mais elle est bidon !

Bien que tout le public ait parfaitement compris le mot bidon, Dorsett s’enfonça un peu plus en demandant :

— Voulez-vous dire que cette marque, celle que tout le monde a vue sur grand écran tout à l’heure, que cette marque n’est pas véritable ?

— Évidemment qu’elle est pas véritable, pauvre pomme ! Puisque je vous dis qu’elle est bidonnée ! C’est juste un tatouage !

— Hein ?  dit le public

5

— Ben oui, quoi ! Un tatouage ! Vous avez jamais vu ça, un tatouage, bande d’ahuris ?

Dorsett a paru déstabilisé. Il a tapoté son oreillette pour vérifier son bon fonctionnement, mais, apparemment, elle est restée silencieuse. Il s’est tourné vers les coulisses, espérant sans doute une intervention ou au moins un signe de Bojo. Mais Bojo demeurait inexplicablement absent et Dorsett a commencé à perdre contenance. Il s’est mis à hésiter, à bafouiller :

— Euh… enfin voyons, Carmen… euh, je veux dire Veolia … ce n’est pas gentil ce que vous…

— Pas gentil ? Pas gentil ? a rugi Veolia. Et la salope, là, l’allumeuse de Clocaenog, l’inondeuse de polders, c’est gentil ce qu’elle fait ? C’est gentil de vouloir me voler mon titre en se faisant dessiner des trucs à deux balles sur la peau pour attendrir les braves gens ?

— Mais enfin… protestait Dorsett, mais enfin…

Il n’avait plus pied, le présentateur vedette, il ne savait plus quoi faire ; tout cela n’était pas prévu ; ça le dépassait ; d’autant plus que Carmen qui, jusque-là, était restée tête baissée, étrangement silencieuse, venait de se mettre en branle. Elle a décroché son micro de son support et après avoir tiré un grand coup sur le câble comme une rockeuse professionnelle pour se donner du mou, elle a traversé la scène à grands pas vers son adversaire, non sans tenir le micro juste à la bonne distance pour que tout le monde entende ce qu’elle avait à dire :

— Non mais, je rêve ! Eh ! Oh ! La pétasse, là ! Tu veux me piquer ma couronne, pickpocket de mes fesses ! Tu vas voir un peu ! C’est pas au fer rouge que je vais te marquer, moi ! C’est à coup de tatanes dans la gueule. Pousse-toi de là, le minus !

Cette dernière injonction était adressée à Dorsett qui, courageusement, tentait de s’interposer entre les deux femmes.

— Dégage, que je te dis ! Dégage Dorsett, ou tu vas t’en prendre une !

— Mais enfin, Madame !

Et c’est tout en gémissant cette faible protestation que Dorsett, sensible à la menace, s’est écarté, laissant le champ libre à la furie. Cette diversion ayant laissé un peu de temps à Veolia pour réaliser le danger de la situation, elle entreprit de contourner son pupitre de manière à ce qu’il se trouve entre elle et son ennemie. Mais il suffit à Carmen d’un revers de main pour balayer le fragile rempart. Veolia saisit alors son pied de micro. Elle le brandit devant elle comme une hallebarde pour tenir Carmen à distance, tout en l’invectivant de la sorte :

— Viens-y donc, eh ! Patate ! Mais viens-y donc ! Ah ! Tu veux être Reine d’un soir ! Mais tu seras jamais que la reine des cloches, ma pauvre fille !

— Et, toi, t’es juste bonne à être l’impératrice de la betterave, grosse pouffiasse !

— Grosse pouffiasse ? Non, mais tu t’es regardée ? T’as vu comment t’es foutue ? On dirait une bouteille d’Orangina. Je m’en vais te secouer, moi, tu vas voir !

Dorsett tenta à nouveau d’intervenir :

— Allons, allons, Veolia ! dit Dorsett d’un ton plein de reproches. Ce n’est pas bien de se moquer du physique des…

Mais il n’eut pas le temps de préciser davantage car il venait de se prendre un méchant coup de pied de micro dans le tibia.

— Mais enfin, Carmen, gémit Dorsett en reculant à cloche-pied,  moi, j’essaie de vous défendre, et vous, vous me…

— T’étais prévenu, minus, gronda Carmen. Laisse-moi donc m’expliquer en direct avec la dame, ou tu vas prendre des coups !

— C’est ça, Ducon, barre-toi, c’est plus prudent, approuva Veolia. Je vais en faire qu’une bouchée, de l’hystérique !

C’est quand le public, un instant sidéré par ce qui se passait sur scène, a commencé à prendre parti que ça a vraiment dégénéré. La bagarre a débuté dans la salle au moment où quatre assistants ont surgi des coulisses pour tenter de maitriser les deux belligérantes. D’où j’étais, tout cela était bien confus, mais je suis pratiquement certain que c’est Lord Fauntleroy qui, le premier, a bondi sur scène pour libérer sa promise de l’emprise des assistants. Après, inéluctablement, les choses se sont enchainées : repoussé par les assistants, l’aristocrate britannique est retombé lourdement dans le public où il a été immédiatement pris à parti par un groupe supporters venus de Péronne pour soutenir leur payse. Aussitôt, la moitié de l’équipe de rugby du Pays de Galles, qui était en visite protocolaire à Paris, est tombée sur le râble des betteraviers, mais pour subir à leur tour la violente contre-attaque d’une bande d’italiens de Bologne qui criaient « Forza Veolia ! » À un moment, j’ai vu Dorsett, poursuivi par le journaliste de Razones del Corazon, se retourner brusquement pour lui flanquer un grand coup de Méritomètre entre les deux oreilles. Ensuite,  il a plongé sous un écran géant pour éviter la trajectoire d’un petit projecteur de 600 watts et je l’ai perdu de vue. Quand les services de sécurité de la chaine sont arrivés, ils n’ont fait qu’ajouter à la confusion, sans doute plus entrainés à empêcher quelques fans d’importuner une vedette qu’à mater une émeute, que dis-je, une émeute, un début de guerre civile.

Je ne sais pas comment, mais à force de ramper entre les sièges pour éviter les projectiles, j’avais réussi à rejoindre la salle de régie et sa sécurité. J’y retrouvai une demi-douzaine de techniciens, assis derrière leurs pupitres, très occupés à manipuler leur petits boutons, leurs curseurs et leurs potentiomètres.  Bien à l’abri derrière les triples vitrages, j’avais maintenant une vue imprenable sur le champ de bataille.

Un peu partout, des morceaux de décor s’effondraient sur les combattants qui s’empêtraient dans les toiles déchirées, les câbles entortillés, les écrans renversés et les fauteuils arrachés. À un moment, j’ai vu Dorsett réapparaitre. Il était à cheval sur les épaules de Veolia qu’il tenait aux cheveux par une main, tandis que de l’autre il lui frappait les fesses en hurlant « Allez hue, charogne ! »

Ce n’est que lorsque les Sapeurs-pompiers sont arrivés avec leur lance à incendie et qu’ils ont ouvert les vannes que les choses ont commencé à se calmer. Au bout d’un moment, ceux des combattants qui le pouvaient encore se sont péniblement relevés, défaits, trempés, sanguinolents, lamentables. Repoussés lentement par des troupes fraiches des services de sécurité, ils se sont dirigés piteusement vers les issues de secours pour disparaitre à mes yeux. Quelques instants plus tard, des équipes de la Croix Rouge sont intervenues auprès des gisants auxquels ils ont prodigué les premiers soins, distribué du café et des couvertures de survie.

Et c’est là que j’ai entendu une voix impérieuse s’élever dans la salle de régie :

— Coupez le direct ! Envoyez le générique ! Envoyez la pub ! Terminé pour la régie ! Merci les gars, tout s’est passé exactement comme prévu ! C’était super ! Su – per !

Cette voix, c’était celle de Bojo. Il s’était levé du profond fauteuil qui me l’avait caché jusque-là et il donnait ses ordres. Et maintenant, il faisait le tour des techniciens pour les féliciter, leur taper dans le dos, éclater de rire avec eux. Et d’un seul coup, j’ai compris ; tout, absolument tout, avait été arrangé : l’égalité parfaite des candidates, évidemment, l’organisation du débat, bien sûr, mais aussi le dérapage, la bagarre générale, les pompiers, la fin apocalyptique. Et les candidates et le public avaient réagi exactement comme ils l’avaient prévu. Ils étaient vraiment très forts, les deux compères !

— Et maintenant, champagne pour tout le monde, a lancé Bojo à la cantonade. On l’a bien mérité ! On se retrouve au Fouquet’s dans vingt minutes !

Et puis, découvrant ma présence :

— Qui vous êtes, vous ? Ah oui ! C’est vous l’invité de Franck ?

— Ah ! Monsieur Bojo ! Quel spectacle extraordinaire ! Quelle idée géniale ! Quel succès !

— Très modestement, confirma Bojo, je dois bien avouer que ça a été plutôt réussi. Je crois que ce soir, on aura battu tous les records d’audience. Ça va faire un joli paquet de fric pour tout le monde. Bon ! Vous venez au Fouquet’s ? Je vous prends dans ma Mercedes…

— Ah ! Monsieur Bojo, laissez-moi d’abord vous dire que tel sera désormais mon but : faire aussi bien que vous pour la télévision de mon pays. Mais dites, moi, Monsieur Bojo, votre ami Dorsett a été épatant, lui aussi, non ? Il a parfaitement joué son rôle : le type complètement dépassé par les évènements !  On y croyait ! Quel acteur ! Et puis aussi, quel cachottier ! Il ne m’avait rien dit de tout ça !

— Pas étonnant, dit Bojo, laconique. Il était au courant de rien ! Allez ! Alors, vous y venez, au Fouquet’s ?

Fin

 

2 réflexions sur « Reine d’un soir (texte intégral) »

  1. Voilà qui est bien consolant et qui me pousse et m’encourage à poursuivre mon œuvre…

  2. Et dix ans que ça dure…! Dix ans que tu varies les thèmes, les styles , les sujets; un roman au milieu …
    Et tu t’etonnes d’etre à court d’inspiration?
    Je suis allée hier garder mon petit fils qui doit se reposer un mois , pour le travail scolaire ça va, la contrainte n’est pas trop forte… en revanche l’empêcher de coder….
    Je lui ai lu les trois mousquetaires , justement hier : et bien tes Reines d’un soir c’est dans un contexte contemporain aussi enlevé que le maître du feuilleton….
    Ah ah je vais encore me haire traiter de hiaograhe béate par d’aucun….

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