Dernière heure : Story-tellings

Dernière heure : Story-tellings

Il faut quand même admettre qu’il n’y a pas de quoi rigoler et que la sortie ce matin dans le JdC du récit de la rencontre entre Shakespeare et Henri IV n’est pas dans l’humeur du jour. D’ailleurs, ça se voit dans le nombre de lecteurs, anormalement bas à l’heure ou j’écris ces lignes, 11h06, seulement 5 visiteurs (dont 1 = moi).

Toutes ces dernières semaines, nous avons entendu nos différents experts et hommes-femmes politiques dérouler leur story-telling favori, fondé principalement sur leur approbation ou leur désapprobation de la personnalité du Président de la République. 

On a vu E. Zemmour, M. Le Pen, L. Ferry, S. Royal, J.L. Mélenchon (de façon non-crédible mais intelligente et argumentée, lui) dérouler les arguments russophiles selon lesquels l’Ukraine, qui a toujours été russe, est une création accordée par la Russie, que son régime est corrompu, qu’elle martyrise les séparatistes du Dombas, etc… Tous ces arguments sont bien entendus historiquement et factuellement faux, mais après quatre années de Trump, qui va reprocher à Poutine de raconter des bobards à son peuple et au monde ? 

On voit les mêmes que plus haut ironiser sur l’inutilité des sanctions annoncées, sur l’impuissance de la France, sur celle de l’Europe, sur les coups de téléphone et les allers-retours d’E. Macron entre Paris, Moscou, Kiev… sur le fait que V. Poutine lui ait menti…

Mais selon ceux-là, que fallait-il faire ? Rien ? Ne pas tenter de prolonger la paix, ne pas tenter de négocier avec le diable, sous prétexte que les chances d’aboutir étaient faibles ou par peur de l’échec ou peut-être même du ridicule ? 

Lors de l’invasion de l’Afghanistan par les Russes en 1979, V. Giscard d’Estaing était parti rencontrer  Brejnev à Varsovie et avait obtenu de sa part la promesse d’un retrait partiel de ses troupes. (Parole donnée non respectée, retrait non effectué, il faudra en prendre l’habitude.) Cela avait valu à Giscard de la part du perfide Mitterrand la qualification de petit télégraphiste de Varsovie. Surtout quand elle est pratiquée a posteriori, l’ironie  est toujours plus forte que l’action et Giscard ne s’est jamais vraiment débarrassé de cette basse insulte. 
Il est évident que E.Macron a médité cette histoire avant de se lancer dans ses visites. Il ne pouvait pas ne pas savoir que V. Poutine est un menteur sans scrupule ? Mais, sachant cela, fallait-il ne rien faire ? 

Et maintenant ? Des frontières reconnues par des traités internationaux, un referendum ukrainien dévastateur pour la Russie, une économie russe en dégringolade, des invasions non sanctionnées, un discours  victimaire irrationnel, des manoeuvres militaires sans précédent, des déclarations contradictoires d’une heure à l’autre, d’un interlocuteur à l’autre et voilà la guerre aux Marches de l’Europe ! 

Et il faudrait ne rien faire ? Se contenter de parler du pouvoir d’achat et de la fin du port du masque parce que « c’est ça qui intéresse les Français » ? Ne pas aller voir V. Poutine ? De peur qu’un échec n’impacte les prochaines élections présidentielles ? Quelle largeur d’esprit ! 

Je ne crois pas l’avoir encore ni lu ni entendu où que ce soit, mais je suis certain que c’est dans tous les esprits. La similitude entre la situation de l’Europe de 1938 et celle d’aujourd’hui est frappante. Mise à part l’absence d’un antisémitisme officiel, elles sont là, les notions de victime de l’Ouest, de besoin d’espace vital, de protection des minorités , de provocations intolérables, de menaces d’invasion, de promesses de paix, de paroles reniées, d’intoxication… 

Et maintenant ? Quelle suite ? Aucune idée. 

Allez donc plutôt vous recoucher et lire Shakespeare et Henri IV.  

P.S. 1 :  Frederic Taddei vient d’annoncer que, par loyauté envers son pays, il arrêtait sa collaboration avec RT-France, la branche française de la télévision internationale officielle de l’État russe. Correct.
On attend une déclaration semblable de François Fillon.  

P.S. 2 : À l’heure où je relis ce texte avant de le laisser partir dans l’éther, 16h30, le nombre de visiteurs n’est que de 10 (dont moi) alors qu’il devrait être de l’ordre de 40 à 50. Il se passe quelque chose… Une cyber-attaque de Poutine, sans doute. 

 

11 réflexions sur « Dernière heure : Story-tellings »

  1. Le nouveau slogan de campagne de Marine Le Pen: « Libertés chéries », ie certaines libertés, mais pas toutes. C’est bien un concept d’aspiration fasciste.

  2. Réponse au « pas d’accord » de Philippe. Oui, nous ne sommes pas d’accord. Bien sûr, il y aura toujours dans les pays vraiment démocratiques, c’est à dire avec élections et gouvernement basé sur la représentativité, des citoyens qui aspirent à un gouvernement autocratique pour différentes raisons plus ou moins louables. Ils sont généralement minoritaires et détestent le gouvernement, élu démocratiquement, qui est évidemment pas de leur bord. Ils rêvent d’une prise du pouvoir, par duperie, par triche, ou même par un coup d’état, mais s’ils y parviennent, le peuple se rendra vite compte de ce qu’il a perdu, la liberté entre autres choses, et de ce qu’il a gagné: un régime d’oligarques corrompus car seule la corruption peut garantir la survie d’un régime dictatorial. Le retour à la démocratie représentative ne tardera pas. L’alternance quoi! Et puis il y a les dictatures, les vraies, bien établies depuis plus ou moins longtemps. La corruption est leur catalyseur de base. Elles sont nombreuses: Russie ex URSS, Chine communistes, Corée du Nord, Cuba, la Birmanie, le Venezuela, la Biélorussie, etc. Le peuple, dans sa majorité, vit dans la soumission, la crainte, et rêve de pouvoir trouver une liberté qu’ils n’ont jamais connue ou perdue. L’aspiration à la liberté de leur peuple est ce que craignent le plus les dictateurs. Je crois fondamentalement que la liberté, qu’elle soit de pensée, de croyance, de circulation, de lecture, de conversation, d’expression politique, de tout ce que nous connaissons nous en France ou en Angleterre par exemple, est ce à quoi aspire un peuple fondamentalement. Aspirer à la dictature ne pourrait se concevoir qu’en échange d’un avantage quelconque. Ce n’est donc pas une aspiration à la dictature, mais une aspiration à la corruption. Ça c’est une aspiration individuelle, pas celle d’un peuple. Liberté, Liberté chérie! Et non pas libertés chéries comme le dernier slogan de Marine Le Pen.

  3. Ce qui suit vient en réponse à un commentaire que notre chère Lariegeoise a fait passer dans le cadre du morceau choisi de Houellebecq sur le TGI de Paris mais dont une partie importante concernait en fait la crise ukrainienne. C’est pourquoi je le place à la suite de cet article : « Dernière heure : Story tellings »

    Devant la situation actuelle, on peut bien sûr se demander ce qui a bien pu nous y amener. Comment en est-on arrivé là ?
    Brimades de l’Est par l’Ouest ? Lâcheté d’Obama ? Faiblesse intrinsèque des démocraties ? Esprit revanchard ? Absence intrinsèque de scrupules des démocratures quant aux moyens ? Etc, etc… C’est une question intéressante, dont les réponses pourraient avoir une valeur pédagogique. On pourrait en tirer des enseignements pour l’avenir.

    Question intéressante, sur laquelle des aréopages et des séminaires d’historiens se pencheront certainement avec calme et intérêt dans une vingtaine d’années. Pour aujourd’hui, on peut craindre que les évènements causals soient un peu trop récents pour qu’on puisse les analyser sereinement, objectivement.

    Ce que l’on peut considérer plus objectivement que les motivations, les explications et les excuses des uns et des autres, c’est l’environnement juridique de ces évènements.

    – création de l’Ukraine indépendante par référendum en 1991
    – reconnaissance et garantie par la Russie des frontières de l’Ukraine en 1994
    – Invasion et annexion de la Crimée, partie du territoire ukrainien, en 2014
    – aujourd’hui, violation des accords de Minsk de 2014 et 2015, signés par Poutine, qui reconnaissait l’appartenance des deux zones aujourd’hui envahies comme faisant partie intégrante de l’Ukraine.

    En attendant les analyses du Raymond Aron de 2050, cela suffit à me déterminer.
    Mais il n’y a pas que ça !
    Il y aussi les manières de ce monsieur : je les trouve fort déplaisantes !

    P.S. Je ne suis pas certain de bien comprendre « nous avons bien été soulagés que Poutine fasse le sale boulot en Syrie. »

  4. Pas d’accord…
    Il est notoire que certains peuples aspirent à la dictature, et de facto, ils la préfèrent donc à la liberté. Même si c’est rarement formulé aussi clairement, l’attirance, l’admiration, la fascination de peuples ou de parties d’entre eux pour l’homme fort, l’homme à poigne, celui qui rétablira l’ordre et la fierté nationale, celui qui leur permettra de vivre enfin protégés de l’extérieur sont éternelles.
    Dans les démocraties, c’est à peu près le langage de fond du vote populiste, dont on sait qu’il peut mener à l’élection de Trump ou de Maduro, dont la tendance naturelle sera de tourner dictateur.
    Nous avons en France des tenants de ce langage. Ils doivent correspondre à une vingtaine de pour-cents de l’électorat. Bien sûr, si on leur demande s’ils souhaitent une dictature, la plupart diront non.
    Dans les années trente, la plupart des Allemands ne souhaitaient surement pas une dictature. Ils voulaient juste un homme fort, un homme à poigne, un homme qui etc… Ils ont eu Hitler.
    Une telle dérive vers la dictature n’est pas inéluctable, mais c’est un sérieux risque quand même.
    Dans les régimes autoritaires, c’est le même langage que soutiennent les partisans de l’homme fort, le dictateur qu’une révolution ou un coup d’état aura mis en place. Les autres n’ont pas le choix.

    Quant à la préférence de la paix par rapport à la guerre, elle va presque de soi au niveau de l’individu, mais d’une manière générale, la situation de paix ou de guerre ne dépend pas de l’individu. Elle dépend du peuple, incarné soit par un dictateur, soit par une démocratie. Dans le premier cas, tout est à craindre. Dans le second, un peu moins, quoique l’on ait vu des démocraties partir en guerre pour la bonne cause, la fleur au fusil, le sourire au lèvres. Mais de ce cote-là, les démocraties ont fait des progrès. Et c’est justement ce qui constitue leur faiblesse.

    Un dernier point : établir une similitude entre les situations de 1939 et de 2022 n’entraine pas la prévision de conséquences semblables. L’histoire ne se répète pas exactement. Mais ce qui se répète, et on le voit bien, ce sont les volontés et les méthodes.

  5. Après réflexion, modifier ma dernière phrase: « les peuples sont versatiles et au fond ils préfèrent la liberté à la dictature et la paix à la guerre si ils ont le choix ou s’ils peuvent imposer ce choix »

  6. La situation il y a 80 ans a conduit à une guerre mondiale. Celle d’aujourd’hui ne conduira pas à une guerre mondiale, là est la différence. Poutine est mortel, comme tous, les dictatures sont éphémères tout comme les peuples sont versatiles et préfèrent la paix à la guerre si on leur en donne le choix.

  7. 80 ans plus tard, il ne peut y avoir de parfaites similitudes, c’est évident. Aujourd’hui, l’OTAN existe, c’est vrai, mais il parait bien désarmé, c’est le mot, puisque aucun pays de l’alliance ne veut faire usage de ses armes, et c’est heureux.
    Je parlais d’une similitude de situation avec, d’un côté, quelques nations occidentales, pacifistes, plutôt prospères, plutôt civilisées et, de l’autre, un peuple soumis ou enthousiaste derrière un dictateur habile, revanchard, agressif et menteur.
    La similitude est aussi dans la stratégie suivie, faite d’invasions et d’annexions successives de territoires de plus en plus importants.

    La différence avec 1939 pourrait être la survenance prochaine d’un coup d’état à Kiev suivi d’une consultation populaire comme on les aime en Russie.

  8. Pour ma part je ne pense pas qu’il y ait une similitude entre l’Europe de 1938 et celle d’aujourd’hui. La crise d’aujourd’hui diffère de celle de 1938 par de nombreux facteurs en dehors de ceux liés à la récupération de territoires séparatistes sur la base de liens historiques fallacieux par des autocrates déterminés et paranoïaques (Hitler et Mussolini alors, Poutine aujourd’hui, et même XI Jinping). Mais aujourd’hui parmi les facteurs qui diffèrent de ceux de 1938, il y a l’OTAN d’abord et l’existence par ailleurs des armes atomiques dont tout le monde craint l’utilisation.

  9. Les bandeaux sont choisis de manière aléatoire parmi une douzaine de photos. Ils changent à chaque fois qu’on ouvre le JdC. Celui dont tu parles vient d’une photo prise au Cap-Ferret, du coté de chez Bartherotte. On voit la dune du Pyla au fond.

  10. Très beau bandeau ce soir : comme un Angélus de Millet maritime.

  11. J’adhère aux questions de Philippe, sans avoir de réponse. Depuis La Fontaine (en fait, bien avant, mais c’est sans doute en entendant pour la première fois le Loup et l’Agneau que chacun de nous a compris le déséquilibre instauré par l’usage de la violence), on sait ce qu’il en est. Est-ce pour autant qu’il ne faille pas cesse appeler à la raison ? A la différence de Daladier ou Chamberlain, Macron n’a jamais proclamé qu’il l’avait emporté ni accordé une quelconque Tchécoslovaquie en otage. Dire comme certains que seul l’intéressait une nomination pour le prix Nobel de la paix est d’un indécent cynisme, celui-là même dont Poutine fournit l’archétype. C’est ainsi que Ravaillac prit dans le discours officiel la place de Shakespeare. Tout ceci, sans me mêler de politique, bien sûr !

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